"Fabriquer une femme", l'anti-manuel tendre et sans complaisance de Marie Darrieussecq

"On ne naît pas femme: on le devient." Marie Darrieussecq avait bien présente à l'esprit cette phrase de Simone de Beauvoir en écrivant son vingtième roman, "Fabriquer une femme", paru cette rentrée aux éditions P.O.L. Septante-cinq ans après "Le deuxième sexe", le mode d'emploi n'existe toujours pas.

Le laboratoire de la féminité reste un territoire battu par des vents contraires et contradictoires, un édifice fait "de bric et de broc". Les femmes, ces cobayes du patriarcat, se débattent encore pour affirmer des propriétés qui ne leur sont toujours pas garanties: le libre usage de leur corps, le libre choix de leur métier ou de leur liberté sexuelle.

Solange et Rose

C'est particulièrement vrai de Solange et de Rose, les héroïnes de ce livre qui retrace successivement leurs deux parcours. Elles ont été jeunes avant le raz-de-marée #MeToo, avant que Bertrand Cantat n'assassine sa femme, avant que la pilule du lendemain ne soit distribuée en pharmacie.

Dans "Fabriquer une femme", leur adolescence se situe quelque part entre la chute du mur de Berlin, l'ouverture du tunnel sous la Manche et les heures les plus sombres de l'épidémie du sida. Dans le patelin perdu du sud-ouest de la France où elles grandissent, "tout le village est d'accord que les filles ont besoin de la force des garçons. On pourrait même dire que tout le village est bâti autour de ça."

Rester ou partir

C'est dans ce contexte que Solange tombe enceinte. L'identité du père est floue, et le monde autour d'elle vacille: une fille-mère célibataire, au mitan des années 1980, ça n'a pas bonne réputation. Il lui faudra partir pour réaliser ses rêves d'actrice, ou rester et s'éteindre à petit feu. De l'autre côté de la rue, son amie de toujours, Rose, fréquente sagement son premier petit ami. Bientôt, elle quittera le village pour faire des études de psychologie, se mariera, vivra quelques années à Bordeaux, puis Paris, mais finira par revenir pour élever ses deux enfants. A côté de Solange l'extravertie "un peu sauvage", Rose est l'élève modèle du programme hétérosexuel.

Ce réseau de personnages est à la fois une grande contrainte et une grande liberté, donc c'est très créatif pour moi. Je vois cela comme une boîte à chaussures pleine de Playmobil que je sors quand j'en ai besoin

Les fidèles de Marie Darrieussecq reconnaîtront dans "Fabriquer une femme", non seulement certains thèmes de prédilections de l'autrice, mais également les personnages qu'elle promène d'un livre à l'autre, explorant tour à tour différentes périodes de leur vie, et creusant ce faisant leur profondeur et leurs propos.

"Ce réseau de personnages est à la fois une grande contrainte et une grande liberté, donc c'est très créatif pour moi. Lors de l'écriture du premier roman de cette série, 'Clèves' (2011), j'ai inventé une dizaine de personnages. Après ça, je me suis rendu compte que je n'aurais plus jamais besoin d'en inventer d'autres, à la fois parce que je suis arrivée au bout d'une certaine imagination, mais aussi parce que cette inventivité était complète et que je n'aurais plus qu'à les raffiner. Je vois cela comme une boîte à chaussures pleine de Playmobil que je sors quand j'en ai besoin", estime l'autrice interrogée pour la newsletter QWERTZ de la RTS.

S'affranchir et s'épanouir

Dans "Fabriquer une femme", plus que des Playmobil, Rose et Solange sont des poupées en quête d'affranchissement qui se débattent pour s'épanouir malgré ou à travers les injonctions qui pèsent sur elles: le couple traditionnel pour Rose, le milieu du cinéma pour Solange. A bord de cette embarcation fragile, leur amitié survivra-t-elle?

Avec tendresse, mais sans complaisance, Marie Darrieussecq nous donne à voir ce qu'il en coûte aux femmes de devenir ce que l'on attend d'elles.

Salomé Kiner/ld

_{Marie Darrieussecq, "Fabriquer une femme", Editions P.O.L}

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