C’est dans la contrainte du confinement que plongent les racines de cette introspection et le souhait, pour Alain Freudiger, de se prêter à cet exercice ludique qui consiste à mettre des mots d’adulte sur l’émerveillement brut et pur d’un jeune garçon entre ses quatre et sept ans. Au fil des pages d'"Arpenté" se succèdent des découvertes qui, mises bout à bout, forment une petite collection de souvenirs heureux, glanés au gré des quelques kilomètres carrés formés par les villages de Pailly, d’Oppens et d’Orzens, non loin d’Yverdon.
Je dois parler du sol. Car dans cette expérience et de ce souvenir ressort une autre chose très nette: dans la petite enfance, l’importance du sol, et de ce qu’on y voit, de ce qu’on y trouve, de ce qu’on y tâte, du pied ou de la main, est considérable.
Perception spatiale et géographique
Après la découverte du sol, des routes goudronnées qui, à l’été, malgré les traces laissées par passage des chars de l’armée suisse, gardent "une certaine majesté", vient la perception spatiale, géographique, celle des fermes, des villas. Puis la laideur des haies de thuyas, l’émerveillement suscité par les tracteurs, le goût des "hérissons", ces desserts faits de moitiés de poires nappées de sauce chocolat et piquées d’amandes effilées.
Car "Arpenté" est aussi un hommage à la Suisse des années quatre-vingt, celle de l’Henniez Rouge et ses bulles "joyeusement dures", celle de l’Aromat, "conglomérat aromatique chimique", dont l’auteur aime saupoudrer une tartine beurrée. C’est aussi celle des albums de "Yok-Yok", personnage étrange dessiné par Etienne Delessert et dont l’horloge-coucou a marqué le petit Alain.
(…) et je sens confusément que le temps et son passage, sa mesure, sont aussi un arpentage qu'il me faut apprivoiser, qui comptera beaucoup pour moi plus tard.
Respecter l'esprit de l'enfance
Avec la précision du cartographe qui dessinerait de mémoire les côtes d’un nouveau continent, l’auteur du "Mauvais génie" (2020, La Baconnière), choisit avec soin dans le riche vocabulaire des adultes les mots qui trahiraient le moins la spontanéité enfantine: "Cela ne m’intéressait pas de faire un livre de souvenirs, encore moins un livre nostalgique. Ce qui était important pour moi, c’était de retrouver l’émerveillement", précise-t-il à QWERRTZ le 16 janvier, avant d’ajouter que l’adulte a vite fait d’oublier qu'à hauteur d’enfant, tout est neuf et éblouissant, car chaque chose est une première fois.
C’est sans doute pour cette raison qu’il n’émane d'"Arpenté" aucun souvenir véritablement traumatisant, si ce n’est un ligotage malheureux à un poteau pendant quelques heures. "J’étais dans une présence dense, puissante", écrit Alain Freudiger qui, avec ce récit, nous tend un miroir bienvenu et nous invite, nous aussi, à ôter un à un les filtres imposés par l’âge adulte.
Ellen Ichters/mh
Alain Freudiger, "Arpenté", ed. La Baconnière.
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