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Dans "Corps flottants", Jane Sautière écrit les ombres du passé

Jane Sautière. [Editions Gallimard - Francesca Mantovani]
Entretien avec Jane Sautière, autrice de "Corps flottants" (ed. Verticales). / QWERTZ / 28 min. / le 30 août 2022
Collégienne à Phnom Penh juste avant la prise de pouvoir des Khmers rouges au Cambodge en 1975, Jane Sautière questionne l’oubli qui enveloppe cette période de sa vie. Entre écriture de soi, du souvenir et des ombres, son livre prend soin des fantômes.

Les corps flottants, c’est un phénomène optique et physiologique courant, surtout chez les personnes âgées. A l’intérieur de l’œil, des fragments de l’enveloppe du vitré se déplacent, projetant de petites ombres sur la rétine. Lorsque l’œil cherche à observer ces taches, elles s’échappent - insaisissables justement parce qu’elles sont à l’intérieur même de l’œil qui les perçoit.

De cette expérience, Jane Sautière tire le titre de son livre et surtout une métaphore. Ce bref ouvrage est un texte sur les ombres du souvenir. On pourrait dire que c’est un livre sur la mémoire, mais il est peut-être plus juste de dire que c’est un livre sur l’oubli. Une tentative d’écrire l’oubli, d’écrire les ombres.

C’est plus vrai que toutes les vérités, ce qu’il y a dans ces fonds très ombreux, dans ces zones assez imprononçables…

Jane Sautière

Les lacunes des souvenirs

Cet oubli, c’est celui dans lequel baigne son adolescence à Phnom Penh, juste avant l’hallucinante tragédie des années khmères rouges. Jane Sautière constate des lacunes étonnantes dans ses souvenirs de cette période. Et voici que l’écriture cherche à invoquer des fantômes, à leur faire de la place. Des fantômes qui sont souvent des gens, et parfois aussi des objets. Des camarades de classe; un grand amour disparu; des paquets de cigarettes.

A côté des ombres de l’oubli, il y a les ombres du secret. C’est dans les services secrets, justement, que travaille son père. De ce qu'il fait, de ce qu'il sait, impossible de tout connaître. Un vide.

Et puis il y a encore le déni. Sa mère a perdu deux enfants d’un premier mariage. Mais lorsque la bonne cambodgienne quitte la maison parce qu'on lui apprend que son enfant est mort, elle ne montre pas la moindre marque d'apitoiement.

Les fantômes me passionnent. Quelque chose qui malgré la mort continue d’attirer notre attention…

Jane Sautière

Les voix des disparus

D’ailleurs, Jane Sautière n’a connaissance que tardivement de l’histoire de cette demi-sœur et de ce demi-frère, disparus avant sa naissance à elle. Mais ils deviennent en elle des corps flottants, des fantômes, dont elle raconte avoir entendu les voix insistantes avant qu'on ne lui apprenne qu'ils avaient existé.  Une expérience évidemment terrible, mais précieuse aussi, que le texte évoque avec délicatesse, sans ni la psychiatriser ni la rendre outrancièrement médiumnique. Une forme de tact à l’égard des souvenirs et des fantômes, comme si vouloir trop les saisir risquait de les dissiper.

Ainsi oubli, secret et déni sont cousins, dans un livre d’abord familial et intime, qui semble longtemps esquiver la grande tragédie collective à venir. Mais qui dans sa dernière section y plonge bel et bien, entre fragments de souvenirs personnels juste avant la prise de pouvoir des Khmers rouges et travail de mémoire historique. Là encore, une forme de tact. Un art d’écrire les fantômes en prenant soin d’eux.

Francesco Biamonte/mh

Jane Sautière, "Corps flottants", éd. Verticales

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