A l'origine, "Jean Lorrain ou l'impossible fuite hors du monde" est un mémoire de master réalisé à l'Université de Lausanne. Cette étude porte sur un écrivain français du 19e siècle largement oublié envers lequel Quentin Mouron reconnaît volontiers sa dette. Dans un même volume, l'étude précède la réédition remaniée de "L'âge de l'héroïne", roman publié antérieurement dans une maison d'édition disparue et donc devenu introuvable. Une cohabitation pleine de sens car la monographie révèle les sources d'inspiration auxquelles a puisé le plus turbulent des romanciers vaudois depuis son entrée en écriture en 2011. Cette entreprise audacieuse a été réalisée avec la complicité de l'éditeur et ami Olivier Morattel.
"J'aime les personnages flamboyants, mais il faut que cette flamboyance cache un peu de cendre. Lorrain était un homme qui en imposait physiquement et intellectuellement mais il ne se plaisait pas, il était toujours en fuite", confie Quentin Mouron. Cette blessure intime est à l'origine de la séduction qu'a opérée le poète décadent de la fin du 19e siècle sur le jeune écrivain trentenaire du début du 21e.
Jean Lorrain m'a séduit de la façon dont le séduisaient les voyous, les lutteurs et les garçons-bouchers: par la violence et par le sang.
Quentin Mouron a d'abord été interpellé par le physique équivoque de Jean Lorrain: une carrure d'armoire normande, proche de celle d'Oscar Wilde, qui tranchait radicalement avec le raffinement de ses tenues embijoutées et excentriques. Cette tension transparaît dans les textes de Lorrain qui se rêvait en poète raffiné alors qu'il était reconnu essentiellement pour ses chroniques au vitriol publiées par la presse de son temps.
Provocateur, homosexuel ouvertement affiché, toxicomane invétéré, brillant portraitiste à la plume acérée, excessif dans ses amitiés comme dans ses inimitiés (Proust en a fait les frais), le provincial Jean Lorrain a bousculé le petit monde culturel parisien dans une ambiance très fin de siècle.
Un portrait dépoussiéré
Parmi ses thèmes de prédilection, celui du masque, objet d'horreur et d'équivoque présent notamment dans deux de ses romans que Quentin Mouron analyse en profondeur au fil de l'essai qu'il consacre à l'auteur. Comme en écho, le masque et les faux-semblants sont aussi au cœur de tous les romans du jeune écrivain vaudois.
Certes, les masques de Lorrain n'ont rien à voir avec ceux que nous sommes contraints de porter en cette période de pandémie génératrice d'angoisse. Et pourtant, l'angoisse qui nous saisit aujourd'hui résonne puissamment avec celle que révèle Jean Lorrain dans ses écrits. Face à la peur, ses personnages tentent de fuir la réalité du monde et ne peuvent que constater leur échec. Il en va ainsi de l'écrivain qui, peu avant de mourir épuisé à l'âge de cinquante ans, est pris d'un élan vitaliste emprunté à Nietzsche. Mais un peu tard…
Franck, le détective privé cocaïnomane de deux de mes romans aurait eu toute sa place dans la France du 19e siècle, le pistolet mitrailleur en moins.
A la lumière du portrait dépoussiéré de Lorrain, on redécouvre avec intérêt la nouvelle édition de "L'âge de l'héroïne", roman considéré de façon erronée comme un polar. "J'ai enlevé les mauvaises herbes", dit avec le sourire Quentin Mouron. Cet élagage a le mérite de mettre en évidence les emprunts directs à Lorrain transposés dans le désert du Nevada.
Jean-Marie Félix/ld
Quentin Mouron, "Jean Lorrain ou l'impossible fuite hors du monde", suivi de "L'âge de l'héroïne", Olivier Morattel Editeur.
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