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De Cupidon à Houellebecq, à chaque époque ses histoires d'amour

Détail d'"Amour et Psyche", sculpture en marbre d'Antonio Canova au Musée du Louvre (Paris). [Leemage/AFP - Luisa Ricciarini]
Détail d'"Amour et Psyche", sculpture en marbre d'Antonio Canova au Musée du Louvre (Paris). - [Leemage/AFP - Luisa Ricciarini]
Chaque époque redéfinit l'amour et ses règles et chaque fois c'est la littérature qui témoigne le mieux de son évolution. Petite histoire du sentiment amoureux, au travers de quelques grands romans.

L'amour écrit les plus belles histoires, mais aussi les plus tristes.  Cette ambivalence n'a rien d'étonnant. Qu'on l'appelle Eros, chez les grecs, ou Cupidon chez les romains, le dieu de l'amour est toujours armé d'un arc et de flèches. Etre atteint de ses flèches, c'est être élu et blessé à la fois. Et les plaies sont profondes. La littérature témoigne des dégâts occasionnés. Les romans offrent un reflet précis de la conception de l'amour dans la société. Et permet de mesurer combien celle-ci varie selon les époques.

L'amour impossible

L'illustration la plus emblématique de l'amour courtois, idéal amoureux du Moyen Age, est sans conteste "Tristan et Iseult". Dans ce récit, les deux héros, bien que nés dans des royaumes ennemis, vont pourtant s'enflammer l'un pour l'autre. Différents poètes du moyen-âge se sont emparés de la légende celtique. Mais quelle que soit la version, les codes en vigueur restent les mêmes: le noble chevalier ne concrétisera jamais son amour. Tristan doit mourir.

Dès que l'on évoque une histoire d'amour, c'est souvent ce couple qui vient à l'esprit: "Romeo et Juliette". Ici interprétés par Leonardo di Caprio et Claire Danes dans le film de Baz Luhrmann, 1996. [AFP - BAZMARK FILMS / TWENTIETH CENTUR / COLLECTION CHRISTOPHEL]
Dès que l'on évoque une histoire d'amour, c'est souvent ce couple qui vient à l'esprit: "Romeo et Juliette". Ici interprétés par Leonardo di Caprio et Claire Danes dans le film de Baz Luhrmann, 1996. [AFP - BAZMARK FILMS / TWENTIETH CENTUR / COLLECTION CHRISTOPHEL]

Issue fatale également dans l'histoire d'amour par excellence, "Roméo et Juliette", écrit en 1597 par Shakespeare, sur un motif encore plus ancien. Ici encore, l'amour transgresse un interdit, puisque les deux héros appartiennent à deux clans farouchement opposés. Osant placer l'amour plus haut que les conventions sociales, ils vont préférer mourir que de renoncer l'un à l'autre.

Désir et souffrance

Professeur à l'Université de Zürich, Philipp Theisohn a fait de la littérature amoureuse son domaine de recherche. Les textes sur l'amour le passionnent car ils sont très proches de notre quotidien. En effet, l'amour finit souvent mal.

Les obstacles qu'il rencontre et les souffrances qu'il engendre font de l'amour un sujet éminemment littéraire et inépuisable.

Philipp Theisohn, professeur à l'Université de Zürich

Amour et souffrance sont liés et c'est bien ce que démontre Shakespeare dans "Romeo et Juliette": "Plus le sentiment est grand, plus la proximité de la douleur est grande, une douleur parfois mortelle."

L'émancipation des femmes

Si de nos jours l'amour physique se vit aussi hors mariage, cela n'a pas été souvent le cas. Pendant des siècles, les "garants" de la morale ont édicté que l'amour des corps ne pouvait exister que dans le mariage. Et même là, pas question de viser une satisfaction érotique, mais uniquement la procréation.

Longtemps prisonnières de ce corset patriarcal, les femmes ont payé le prix fort de cette pruderie. Jusqu'à ce qu'un jour des prémisses d'émancipation surgissent dans la littérature.

Dénouer le corset conjugal

Le roman "Effi Briest" a été adapté plusieurs fois au cinéma: l'une des versions les plus célèbres a été réalisée en 1974 par Rainer Werner Fassbinder, avec Hanna Shygulla dans le rôle-titre. [AFP/ Photo12 - Archives du 7eme Art]
Le roman "Effi Briest" a été adapté plusieurs fois au cinéma: l'une des versions les plus célèbres a été réalisée en 1974 par Rainer Werner Fassbinder, avec Hanna Shygulla dans le rôle-titre. [AFP/ Photo12 - Archives du 7eme Art]

La littérature de la seconde moitié du XIXème siècle donne enfin une voix aux femmes, et rend compte du changement qui s'amorce, notamment dans des romans majeurs comme "Madame Bovary" de Gustave Flaubert en France (1857) ou "Effi Briest" de Theodor Fontane en Allemagne (1894).

Dans les deux ouvrages, une femme essaie de rompre avec les convenances conjugales de son temps pour tenter de vivre selon ses désirs. Mais ce n'est pas sans tourments qu'Emma Bovary vit ses relations adultères. Quarante ans plus tard, Theodor Fontane fait faire un pas de plus à Effi Briest, qui assume pleinement son amour extra-conjugal.

Mais la société de l'époque ne le voit pas ainsi. Et dans les deux cas, ces élans émancipateurs ne resteront pas impunis. Les deux héroïnes mourront jeunes, comme châtiment d'un comportement encore taxé de "péché".

Les amours nomades

En 1942, le couple d'écrivains valaisans que forment Corinna Bille (Prix Goncourt 1975) et Maurice Chappaz montre une autre voie: celle de la liberté. Les deux artistes ont placé leur vie et leur oeuvre sous un signe exigeant: celui de la liberté, en s'octroyant  la possibilité de vivre d'autres relation.

Un choix de vie "à bonne distance" qui leur réussira, même s'il n'est pas toujours exempt de crises. Leur très riche correspondance témoigne de cet amour nomade et non-conventionnel. ("Jours Fastes" Correspondance 1942 - 1979).

>> A voir: Lecture des lettres les plus passionnées extraites de "Jours Fastes", la correspondance entre Corinna Bille et Maurice Chappaz. :

Deux jeunes comédiens de l’école des Teintureries lisent les lettres les plus passionnées extraites de "Jours Fastes", la correspondance entre Corinna Bille et Maurice Chappaz
Deux jeunes comédiens de l’école des Teintureries lisent les lettres les plus passionnées extraites de "Jours Fastes", la correspondance entre Corinna Bille et Maurice Chappaz / La Puce à l'Oreille / 4 min. / le 28 avril 2016

L'amour se libère et se politise

Dans les années 60, ce genre d'expérience individuelle se répand et devient même un modèle de société. Le principe de plaisir est érigé comme règle de vie, et la jeunesse prône l'abolition des frontières entre vie privée et vie publique.

Pour changer la société "la possessivité et la brutalité caractéristiques de la domination patriarcale doivent être traquées partout, aussi bien dans la chambre à coucher que sur la place publique." explique Philipp Theisohn.

En 1968, l'amour se libère et se politise, comme dans le film "The Touchables" (Le Dôme du plaisir") réalisé en 1968 par Robert Freeman d'après un récit de Donald Cammell.

L'amour, un objet de consommation

Le rapport à l'amour physique libre et auto-déterminé qui prévaut aujourd'hui est donc le fruit d'une longue conquête. Mais cette libéralisation a aussi sa part d'ombre. Michel Houellebecq, décrit un érotisme de plus en plus réduit à une dimension de marchandise pornographique, qui contribue au déclin, voir à l'abandon, des relations amoureuses - comme dans son dernier roman "Sérotonine".

>> A voir: "Sérotonine", le nouveau roman de Michel Houellebecq, sort en librairie et crée la polémique dans le 19h30. :

"Sérotonine" le nouveau roman de Michel Houellebecq sort en librairie et comme à chaque fois, il crée la polémique.
"Sérotonine" le nouveau roman de Michel Houellebecq sort en librairie et comme à chaque fois, il crée la polémique. / 19h30 / 2 min. / le 4 janvier 2019

Les applications de sites de rencontre comme Tinder sont un moyen rapide de se procurer à tout moment des ersatz d'amour. Désormais plus besoin d'arc et de flèches pour atteindre sa cible.

Pourtant cela pourrait aussi nous dépasser. Car "notre cerveau n'est pas équipé pour faire face à un tel choix d'hommes et de femmes attirants et intéressants à la fois. Il devient difficile pour lui de les distinguer", explique la sociologue Eva Illouz dans son ouvrage "Pourquoi l'amour fait mal, l'expérience amoureuse dans la modernité". D'autant que cette offre permanente contrevient au principe même de l'Eros , ajoute Philipp Theisohn, car "nous n'identifions l'amour en tant qu'amour qu'à partir du moment où un refus est possible. Qu'on peut nous dire non."

Lorsque l'amour se présente à nous comme une offre continuelle, "on ne parvient plus à l'appréhender comme un sentiment d'amour, mais au mieux comme une marchandise."

L'amour avec un hologramme

Ce genre de considérations ne semblent pas freiner l'innovation dans le domaine. Désormais, il se crée même des objets d'amour complètement virtuels. Ainsi Au Japon des hologrammes peuvent tenir lieu de partenaires. Des projections à la place des corps, et des algorithmes pour remplacer Cupidon, tel est le chapitre le plus récent de la longue histoire de l'amour. Gageons que ce ne sera pas le dernier.

Texte Silvan Lerch (SRF Kultur)

Traduction et adaptation: Manon Pulver

Cet article a été publié sur le site SRF Kultur.

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