"Elephant" de Gus Van Sant

Grand Format

AFP

Introduction

Un film dérangeant, puissant, incisif, intrigant, tendre et horrible à la fois. Décryptage.

Synopsis

C'est un jour ordinaire d'automne dans un collège d'une petite ville américaine aux pelouses ratissées devant des pavillons individuels, comme on en a tant vu au cinéma.

C'est un matin ordinaire, rythmé par le ronron de l'école. Pourtant, la paix sera bientôt troublée. Bientôt, ce sera le massacre. Dans peu de temps, deux adolescents commettront l'irréparable. Au bout d'un de ces couloirs bien éclairés, dans une classe, ils entreront et massacreront leurs camarades.

On le sait parce que l'horreur est sous tension et parce que le film vient après la tuerie de Columbine. Puisqu'on sait que le carnage aura lieu, la seule question que peut se poser le spectateur est de se demander qui en sera l'auteur. Les dix dernières minutes du film donnent la réponse.

La tuerie ouvre le pan à la barbarie, et à l'incompréhension la plus totale.

Le titre

Drôle de nom, "Elephant", pour un film qui a comme sujet une violence aveugle. Il y a plusieurs interprétations à ce titre particulier. Plusieurs sont données par le réalisateur en personne.

"Elephant, c'est ce qui se voit comme le nez au milieu de la figure, mais ce que tout le monde souhaiterait bien occulter", explique Gus Van Sant. Une référence directe du réalisateur à la gestion politique déplorable des violences à l'école.

C'est l'histoire de l'éléphant dans la chambre, titre d'un livre de Bernard MacLaverty sorti en 1978, "An Elephant in the Room". Quelque chose de si gros qu'on ne peut pas passer à côté sans le voir et pourtant on fait semblant de l'ignorer.

>> Ecouter l'émission "Travelling" consacrée à "Elephant" :

Elephant de Gus Van Sant, 2003. [AFP - HBO FILMS / FINE LINE FEATURES / COLLECTION CHRISTOPHEL]AFP - HBO FILMS / FINE LINE FEATURES / COLLECTION CHRISTOPHEL
Travelling - Publié le 5 novembre 2017

Autre explication, le titre serait emprunté par le réalisateur à la fable, celle des aveugles et de l'éléphant. Dans cette histoire, des aveugles tâtent différentes parties d'un éléphant, et chacun est convaincu de posséder la vérité. Pour celui qui a palpé l'oreille, l’éléphant est un éventail. Pour un autre qui a touché une patte, l'éléphant est un arbre. Aucun ne détient la vision d'ensemble capable de l'informer qu'il s'agit bien d'un éléphant.

Pour le cinéaste, la vague de folie meurtrière qui a secoué les écoles américaines à la fin des années 90 est un éléphant. Une violence multiple, un problème difficile à cerner en raison des différentes façons de l'appréhender.

C'est pourquoi Gus Van Sant propose une vision en kaléidoscope de cette violence. Il n'a pas la prétention de faire le tour de la question ni de fournir des explications à cette flambée de violence hypermédiatisée.

Il sème juste des hypothèses, qui évoluent au fil d'un récit hors normes.

"Je voulais décrire les pièces du puzzle et non pas exprimer ma propre théorie sur la question. Je ne voulais surtout pas m'interposer entre les événements et le spectateur. En faisant cela, on l'empêche de faire sa propre lecture, on devient trop préoccupé à le guider. Moi j'ai voulu de l'espace pour réagir."

Gus Van Sant

Après Columbine

La tuerie du lycée de Columbine, dans le Colorado, le 20 avril 1999, est relayée par la planète entière. Le massacre fera 13 morts, 24 blessés. Les deux tueurs se suicideront. Ils avaient 18 ans. L'événement crée une psychose sociale sans précédent.

"C'était énorme, c'était comme une couverture de guerre. Et à travers toute cette couverture médiatique, il n'y avait vraiment qu'une interprétation dramatique, même si, d'une certaine façon, le journalisme et la dramatique tendent de plus en plus à fusionner", se souvient le réalisateur.

L'événement inspire immédiatement le cinéaste documentaliste Michael Moore. "Bowling for Columbine" part de cette tuerie dans le Colorado et permet à Michael Moore d'enquêter sur la circulation des armes et la culture de la peur aux États-Unis.

Mais Gus Van Sant va faire autre chose. Il choisit, par la voie de la fiction, de restituer l'une de ces journées banales où soudainement le ciel s'assombrit. Où tout bascule.

"J'ai réalisé ce film en réponse au massacre de Columbine, en 1999. À l'origine, ça devait être un film de télévision, produit par une des chaînes de télévision majeures, mais il s'est avéré le temps passant que c'était un sujet trop brûlant. Et les télévisions étaient, à l'époque, en train de s'interroger et de batailler sur la violence montrée sur leurs propres canaux en se demandant si cette violence montrée télévisuelle n’était pas à l’origine des massacres dans les écoles.

Après des années à essayer de placer le film, je me suis rendu compte que HBO était à même de poser un regard critique sur Columbine, et sur la violence. Ils ne pouvaient pas faire Columbine, mais ils pouvaient faire "Elephant"."

Gus Van Sant

Le réalisateur

Gus Van Sant naît en 1952 dans le Kentucky aux États-Unis. Il veut être artiste peintre, plasticien. Il sort diplômé de la Rhodes Islande School of Design en 1970. Rien ne le prédestinait à une carrière de réalisateur.

Gus Van Sant. [AFP - Collection Christophel]
Gus Van Sant. [AFP - Collection Christophel]

Les amitiés et le hasard mènent Gus Van Sant vers l'Oregon. A Portland, en 1977, il est preneur de son sur le tournage du film "Property", le premier film de Penny Allen qui met en scène, dans leurs propres rôles des artistes de Beat Generation. C'est là que Gus Van Sant découvre Walt Curtis, poète et romancier dont le livre semi-autobiographique, "Mala Noche", va le passionner.

Gus Van Sant retourne à New York, travaille pour un publicitaire. Il arrive à économiser plusieurs milliers de dollars et décide d'adapter "Mala Noche" au cinéma, ce livre qui l'a tant marqué. Mais surtout, il cherche une raison pour retourner à Portland.

Le film raconte l'histoire d'un amour non réciproque entre deux clandestins mexicains. Tourné rapidement, 90 plans par jours, le film est présentés dans la section panorama du Festival de Berlin en 1986 et dans les festivals gays aux Etats-Unis, dont celui de Los Angeles.

C'est grâce à cette projection que Gus Van Sant trouve un agent et que son film suivant, "Drugstore Cowboy", est produit en 1989. Suit "My Own Private Idaho" en 1991. Deux films indépendants à l'esprit underground.

Hollywood frétille. Gus van Sant est représentatif d'un certain cinéma de contradiction. Tout le monde le veut. En 1997, il révèle Ben Affleck et Matt Damon dans "Will Hunting". Les deux acteurs y sont également scénaristes. Le film est un vrai succès et remporte deux Oscars.

Grâce au succès de "Will Hunting", le projet de Gus Van Sant de remake de "Psychose" peut enfin voir le jour. Ce sera un échec cuisant. Mais cette expérience lui permet de quitter Hollywood et ses grandes machineries pour retourner vers ses premières amours et son indépendance.

Il commence en 2002 sa tétralogie de la mort. "Gery", puis "Elephant" et enfin "Last Days". "Paranoïd Park" en sera le dernier tome. Il trouve sa voie, son succès. Il fera encore "Harvey Milk", "Restless", "Promised Land" et "Nos souvenirs".

.

Le tournage

Pour "Elephant", Gus Van Sant travaille avec du matériau vrai. Des décors naturels, des adolescents de Portland, dans un vrai lycée. Ils sont 2'000 à se présenter pour un premier casting. Gus Van Sant en gardera quelques dizaines.

"Je ne fais pas des jeunes gens le motif unique de mes films. Mais ils reviennent de manière récurrente. Ils sont comme des muses."

Eric Deulen, Alex Frost dans "Elephant" de Gus Van Sant. [AFP - Archives du 7eme Art]
Eric Deulen, Alex Frost dans "Elephant" de Gus Van Sant. [AFP - Archives du 7eme Art]

Et les muses pour ce film se nomment John, Alex, Elias, Jordan, Carrie, Nicole, Eric, Nathan.

Après le casting, Gus Van Sant demande aux adolescents choisis de se raconter, face caméra. Ils se mettent à détailler leurs expériences, à déballer leurs états d'âme. À partir de leurs témoignages, de leur propre histoire, les personnages de "Elephant" apparaissent peu à peu. C'est le canevas sur lequel s'improvisera le film.

"Elephant" n'a pas de scénario, mais un canevas réaliste. Et pour renforcer ce principe de réalité, ceux qui interprètent les personnages principaux gardent leurs prénoms.

Le cinéaste laisse ensuite toute latitude aux acteurs pour créer ou modifier les dialogues. Tout est naturel.

Le film est tourné à la Whitake Middle School à Portland, ville où réside le réalisateur. Un lycée anonyme où élèves deviennent acteurs. Entre la cafétéria, la bibliothèque, le terrain de football, le laboratoire de photo, les jeunes se croisent, circulent, se recroisent.

Ce train-train quotidien subitement déraille lorsque deux élèves pénètrent dans l'établissement armés jusqu'aux dents.

Elias McConnell dans "Elephant" de Gus Van Sant. [AFP - HBO Films]
Elias McConnell dans "Elephant" de Gus Van Sant. [AFP - HBO Films]

"Elephant" à Cannes

En 2003, "Elephant" reçoit un double prix au Festival de Cannes: celui de la mise en scène, et la Palme d'Or. Du jamais vu. Le règlement a été violé pour lui, selon les mots du président du festival.

En Europe, le film connaît un immense succès, et en Suisse, les critiques s'enthousiasment.

Gus Van Sant reçoit la Palme d'Or pour le film "Elephant" à Cannes en 2003. [AFP - François Guillot]
Gus Van Sant reçoit la Palme d'Or pour le film "Elephant" à Cannes en 2003. [AFP - François Guillot]

>> Voir l'émission "Faxculture" du 25 mai 2003, consacrée à "Elephant" :

« Faxculture » du 25 mai 2003
RTSculture - Publié le 6 novembre 2017

Crédits

Proposition et texte: Catherine Fattebert

Réalisation web: Lara Donnet

Références:

Bouquet, Stéphane et Lalanne, Jean-Marc, "Gus Van Sant", Editions Cahiers du cinéma, 2009

RTS Culture

Novembre 2017