"Priscilla folle du désert", l'aventure de trois drag queens dans le bush australien

Grand Format Cinéma

AFP - PolyGram Filmed Entertainment

Introduction

"Priscilla folle du désert" est un film de Stephan Elliott sur fond de ABBA, sorti en 1994. Il parle d'homophobie, d'homoparentalité, de coming out, de changement de sexe, de sida et de drag queens. Un film culte qui a changé la perception du monde sur la contre-culture splendide du drag, à (re)voir le 18 février à la Cinémathèque suisse à Lausanne.

Chapitre 1
Un voyage extraordinaire

AFP - PolyGram Filmed Entertainment

Dans un bus en tournée, trois drag queens se rendent de Sydney à Alice Springs pour se produire dans un cabaret et retrouver un enfant. Une folle échappée dans le désert australien, des paillettes, des boas, une longue traîne argentée, la musique d'ABBA, des Village People et Gloria Gaynor, et un bus un peu vétuste: c'est "Priscilla folle du désert" de Stephan Eliott, sorti en 1994. Un film qui va marquer le paysage cinématographique d'une pierre blanche.

Petit road movie, comédie sans prétention, sans beaucoup de moyens, "Priscilla folle du désert" s'installe dans le cœur des spectatrices et des spectateurs, faisant avancer radicalement la perception du grand public sur l'homosexualité et les homosexuels, milieu ostracisé au début des années 1990 et frappé par les ravages du sida.

Chapitre 2
Un road trip en talons hauts

AFP - PolyGram Filmed Entertainment

Deux travestis, Tick Belrose et Adam Whitely, se produisent à Sydney sous les noms de Mitzi del Bra et de Felicia Jollygoodfellow.

Tick reçoit une proposition de job de Marion Barber, patronne d'un casino d'Alice Springs, au beau milieu de l'Australie. Pour compléter le trio, Tick persuade sa vieille amie Bernadette Bassenger, un transsexuel qui a connu son heure de gloire au sein du groupe Les Girls, de se joindre à eux.

A bord d'un vieux bus baptisé Priscilla, la petite troupe se lance vaillamment à l'assaut du désert. A leur grande surprise, Adam et Bernadette apprennent que Tick a jadis été marié à Marion avec laquelle il a gardé des rapports lointains mais cordiaux. Ensemble, ils ont eu un enfant que Tick veut secrètement retrouver au cours de ce voyage.

Une scène du film "Priscilla folle du désert" de Stephan Eliott (1994). [AFP - PolyGram Filmed Entertainment]
Une scène du film "Priscilla folle du désert" de Stephan Eliott (1994). [AFP - PolyGram Filmed Entertainment]

Maintes péripéties animent le voyage. A Broken Hill, bourgade perdue en Nouvelle-Galles du Sud, les trois travestis font sensation, mais dès le lendemain, des graffiti injurieux sur leur bus les obligent à déguerpir. Priscilla tombe en panne et Adam en profite pour le repeindre en mauve pâle. Le soir, des aborigènes les invitent à une mémorable veillée autour d'un feu de camp, avant de les conduire à la ville voisine où Bob, un vieux garagiste, répare tant bien que mal le vieux bus.

Bob est un homme mal marié à une ancienne show girl. Il se prend d'amitié, voire même un peu plus, pour Bernadette. Bob et sa femme accompagnent le groupe, tandis que la folle équipée parvient enfin à Alice Springs pour se produire dans ce cabaret et assumer une homoparentalité.

Chapitre 3
Sous les paillettes, une réalité sociale

AFP - PolyGram Filmed Entertainment

Jusqu'à "Priscilla folle du désert", l'Australie, c'était plutôt Mad Max et Crocodile Dundee, AC/DC et Midnight Oil, des aborigènes, un désert rouge, un caillou sacré, et un opéra en forme de vagues.

En 1994, voilà que des "plateformes shoes", des costumes à paillettes et des boules à facettes transforment notre image du bush.

En 1994, trois drag queens dans un road movie fauché obtiennent un succès inattendu qui contribue à ouvrir un pan de la culture homo au grand public. Car ce que l'on sait peu alors, c'est que l'Australie, et surtout Sydney, est un pays où la communauté gay et lesbienne - on ne parle pas encore de LGBT - peut s'exprimer, du moins dans les grandes villes.

L'Australie à la fin des années 80, s'est éveillée et rapidement est devenue l'une des plus grandes populations gay du monde, spécialement Sydney. Il y a un concept un peu particulier, une contradiction entre la beauté du bush, ce pays absolument fabuleux, et sa population.

Stephan Elliott, le réalisateur du film, sur le making of en 1994

C'est en voulant jouer des contradictions du pays, en voulant montrer cette communauté gay, internationale, que Stephan Elliott a l'idée de ce film.

Plus spécifiquement, "Priscilla folle du désert" naît alors qu'il descend Oxford Street désertée, le quartier gay de Sydney, après une Gay Pride. A Sydney, dans les années 1990, quand on parle de Gay Pride, ce n'est pas rien. A l'époque, cette gigantesque parade costumée, festive, techno, est le plus grand défilé gay du monde.

Stephan Elliott ayant observé de près les drames, rires et larmes quotidiens dans cette communauté australienne très soudée des gays et des travestis, en vient à se demander comment ces personnages urbains et décalés s'en tireraient dans un environnement banalement hostile où un homme en robe est un phénomène complètement invraisemblable.

L'âme de "Priscilla folle du désert", ce qui fait que le film fonctionne, c'est que derrière toutes les paillettes et le glamour, il y a l'histoire simple d'un homme qui essaie de faire accepter son homosexualité à son fils. "Priscilla folle du désert" est une comédie en musique qui cache un fond social dense, des interrogations réelles, un regard sur le monde contemporain et sur une communauté. C'est un road trip particulier, un western en talons hauts, avec des drag queens.

Chapitre 4
Les drag queens, figures transgressives et politiques

AFP - PolyGram Filmed Entertainment

Avant de parler de drag queens, et de drag kings, moins connus, on parlait de travestis. Au théâtre et au cinéma, au cabaret, et dans le burlesque, ils existent depuis toujours.

Le travesti à l'ancienne est une figure plurielle. Il trahit les préjugés et les a priori d'une société traditionnelle: un homme en jupe, ça fait rire, une femme en pantalon, non. Pour un homme, se déguiser en femme est un argument traditionnel de comédie. Pour les femmes en revanche, il s'agit très souvent d'acquérir une place dans la société, une reconnaissance à laquelle elles n'ont pas droit.

Terence Stamp dans "Priscilla folle du désert" de Stephan Eliott (1994). [AFP - PolyGram Filmed Entertainment]
[AFP - PolyGram Filmed Entertainment]

Pendant très longtemps, au cinéma, pas question de représenter un travesti qui aurait choisi de l'être. Pour mélanger les codes, les scénaristes ont besoin d'une excuse valable. On se déguise donc par nécessité, comme Tony Curtis et Jack Lemmon qui se travestissent en femmes dans "Certains l'aiment chaud" pour échapper à des tueurs.

Mais progressivement les choses évoluent à l'écran, comme dans "Victor Victoria" de Blake Edwards et Dustin Hoffman dans "Tootsie". A partir des années 1970, les travestis commencent à exister pour eux-mêmes, des nouveaux héros, 100% assumés dans leur identité à la frontière des genres. En France, on trouve Michel Serrault dans "La Cage aux folles" et Christian Clavier dans "Le Père Noël est une ordure". Mais l'histoire de la drag queen, du travesti, est différente dans le monde anglo-saxon: ce sont des figures transgressives  et politiques. Les drag sont aussi à l'origine des premières Gay Prides à New York dès 1970. Petit à petit, les drag queens sortent de l'ombre, comme la communauté homosexuelle.

A partir de la fin des années 1980, on voit apparaître des créatures dont la féminité surréelle, flamboyante, carnavalesque, scintille aux antipodes de l'image traditionnelle du travelo.

Chapitre 5
Un film qui bouscule les idées reçues

AFP - PolyGram Filmed Entertainment

Mettre du mascara, du glamour, monter sur scène pour dénoncer et retourner le tragique de l'existence, voilà le propre des drag queens qui proposent une contre-culture extravagante, où l'humour caustique, le trait acide, la théâtralité, l'extravagance sont autant d'armes capables de contrer les agressions potentielles.

On comprend pourquoi Stephan Elliott les choisit pour porter la parole d'un film qui vise à bousculer les idées reçues avec légèreté mais militantisme.

On tourne en cinémascope ou dragarama comme il est nommé dans le générique, un procédé habillement utilisé. Les paysages sont magnifiques et le cadre énorme donne de l'amplitude à ce drame de la vie, à ces humains perdus dans l'immensité de leur existence. Une distance fort à propos qui donne la force de survivre.

Pour jouer le rôle de Bernadette, femme transgenre, drag queen sur scène, Stephan Eliott pense à David Bowie et à Tony Curtis. Mais Tony Curtis refuse, craint que l'on se serve de lui et de sa notoriété dans "Certains l'aiment chaud" pour obtenir plus facilement le financement du film. Très vite, la figure de Terence Stamp s'impose. L'acteur anglais est connu pour ses rôles dans "L'Obsédé" de William Wyler ou du "Théorème" de Pasolini.

Terence Stamp dans le film "Priscilla folle du désert". [AFP - POLYGRAM FILMED ENTERTAINMENT]
[AFP - POLYGRAM FILMED ENTERTAINMENT]

Terence Stamp, c'est l'homme par excellence. Le héros hétérosexuel, homme cisgenre, bien dans sa tête. En 1993, le comédien est un peu en perte de vitesse et il est ravi que Stephan Elliott vienne le chercher. "Comme dans mes films j'avais souvent retiré leurs vêtements à des femmes, il était temps que je porte des tenues féminines", dit-il. Pour Terence Stamp, c'est un rôle lumineux.

Même son de cloche du côté d'Hugo Weaving et de Guy Pearce qui adorent leurs rôles. Le tournage est bon, difficile, mais heureux. "Priscilla folle du désert" est un film fait de bouts de ficelles, de vieilles roues et de costumes recyclés. Le manque de budget est flagrant. Le bus, par exemple, n'est peint que d'un seul côté, on recycle du tissu pour les robes.

En raison de la canicule et de la rudesse des conditions, un certain nombre de ces créations sont détériorées en cours de route, obligeant l’équipe maquillage et costumes à les réparer en chemin. Le plus grand problème arrive au fin fond du désert quand le stock de préservatifs qui sert à construire les poitrines des drag queens, a mystérieusement disparu...

Chapitre 6
Le succès d'un feel good movie

AFP - PolyGram Filmed Entertainment

Le tournage débute le 13 septembre 1993 dans l'outback australien. Le film est un vrai dépaysement pour tout le monde. L'équipe du film parcourt 3'334 kilomètres de Sydney aux étendues désolées mais superbes du désert central de l'Australie.

Suivant le cours de son voyage, la production pérégrine comme une caravane, traçant sa route à travers le désert, ne communiquant la plupart du temps que par radio, et passant de nombreuses nuits dans des conditions précaires. "Pour rendre le tout définitivement légendaire, nous avons dû faire le même voyage que celui qu'ils effectuent dans le film", se souvient le réalisateur.

Les différents lieux de tournage choisis pour leurs conditions arides et désertiques posent de nombreux problèmes aux acteurs et à l'équipe. On se bat contre les ravages causés par la poussière, la chaleur et les routes accidentées, sur le matériel, les costumes et le maquillage. Mais le moral est là. On rit, on chante, on s'amuse beaucoup.

>> A écouter: l'émission "Travelling" consacrée au film :

PRISCILLA, FOLLE DU DESERT (PRISCILLA, QUEEN OF THE DESERT), STEPHAN ELLIOTT, 1994. [AFP - Archives du 7eme Art / Photo12]AFP - Archives du 7eme Art / Photo12
Travelling - Publié le 5 février 2023

Stephan Elliott a des réserves sur l'universalité de son film et se prépare à une sortie directement en vidéo. Mais l'Australie hérite à la même époque de "Muriel", comédie acide portée par les chansons d'ABBA. "Priscilla folle du désert" s'inscrit donc dans cette veine, celle d'une culture gay qui veut s'assumer auprès du grand public avec un angle positif, comme s'il fallait panser les plaies de la décennie précédente marquée par les ravages du sida.

"Priscilla folle du désert" a beau être un film léger, il n'occulte pas les problématiques fortes: l'homophobie permanente, le changement de sexe, l'homoparentalité, le sida. C'est ce qui fait sa force. Et surtout, au lieu d'en faire un drame, c'est une comédie.

La forme "feel good movie" est la clé du succès. C'est celui du cinéma social anglais à ce moment-là, avec des films comme "Full Monty", "Billy Elliot", ou "Les Virtuoses". Le public adhère immédiatement à l'univers coloré et un poil déjanté de "Priscilla folle du désert".

A Cannes, le film est très bien reçu. Présenté dans la section Un certain regard en 1994, il est ovationné. Des drag queens montent sur scène avec l'équipe sur la musique de Gloria Gaynor. Le film reçoit des récompenses en Australie, en Angleterre, et récolte l'Oscar des Meilleurs costumes en 1995 des mains de Sharon Stone.