"Mystery Train", comédie douce-amère et désenchantée signée Jim Jarmusch

Grand Format

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Introduction

Memphis, Tennessee. Un couple de jeunes Japonais en pèlerinage dans la ville d’Elvis, une Italienne en transit qui ramène le cercueil de son mari au pays et trois paumés se croisent sans se rencontrer dans un hôtel minable de banlieue. Trois destins au coeur de "Mystery Train", un film de Jim Jarmusch sorti en 1989.

Chapitre 1
Une Amérique mythique et miteuse

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"Mystery Train" est le quatrième film de Jim Jarmusch, troisième volet d’une trilogie du désenchantement dont "Stranger than Paradise" (1984) et "Down by Law" (1986) constituent les deux autres.

Un film qui assoit la réputation d’enfant prodige du réalisateur américain en proposant une histoire toute en errance, à la musicalité persistante et avec des personnages en marge et atypiques. Tout se passe à Memphis, la ville d'Elvis Presley - le titre du film, "Mystery Train", fait référence à l'une de ses chansons - dans une Amérique à la fois mythique et miteuse, celle qui fait rêver les uns et cauchemarder les autres. Dans ce film, Jim Jarmusch montre son amour du rockabilly, invitant à l’écran quelques musiciens célèbres dont Screamin’ Jay Hawkins.

Sorti en 1989 au Festival de Cannes, "Mystery Train" est une dérive en forme de clins d’œil dans les légendes vivantes ou perdues de la ville emblématique du rock, en un chassé-croisé imputable aux hasards de l’aiguillage planétaire.

Chapitre 2
Trois histoires en parallèle

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À Memphis (Tennessee), trois histoires évoluent en parallèle autour d'un hôtel de seconde zone. Trois contes drolatiques dont les héros se retrouvent pendant une nuit dans un hôtel minable, là où rode encore l’ombre du héros du pays, Elvis Presley. Accueilli par un concierge apathique et son groom, tout un petit monde cosmopolite défile dans ce lieu clos et nocturne, sorte de sanctuaire délabré où un portrait d’Elvis hante chaque chambre.

Il y a Mitsuko et Jun, un couple de jeunes Japonais venu en pèlerinage qui se chamaille tout le temps. Mitsuko étant obsédée par Elvis, le couple, parti de la gare, se rend ensuite du centre-ville au studio Sun Records, puis à l'hôtel Arcade en un périple épuisant.

Il y a Luisa, une veuve italienne en partance pour Rome afin d'y ramener le cercueil de son mari et qui, après avoir reçu des mains d’un inconnu un peigne du King, se retrouve avec le fantôme du chanteur dans sa chambre.

Nicoletta Braschi dans le film "Mystery Train" de Jim Jarmusch. [Photo12 via AFP]
Nicoletta Braschi dans le film "Mystery Train" de Jim Jarmusch. [Photo12 via AFP]

Enfin, il y a trois paumés en goguette: Johnny, un chômeur plaqué par sa petite amie que tout le monde surnomme Elvis, et ses amis Will et Charlie.

Tandis que la radio diffuse "Blue Moon" du King et qu’au loin passe toujours le même train, chacun vit son histoire comme une farce, une sorte de long rêve éveillé, prétexte pour Jarmusch à embarquer le public dans le train de leur existence. Chacun ne perçoit du monde que le petit carré découpé par la fenêtre de son compartiment. Aussi les trois histoires que nous conte Jim Jarmusch sont à la fois simultanées et indépendantes, n’interférant qu’à l’insu de leurs héros.

"'Mystery Train' est conçu comme trois histoires indissociables que l’on peut comparer à trois wagons tirés par la même locomotive, explique le réalisateur. La locomotive, bien sûr, Memphis, à l’auréole aussi déglinguée que ses rues et précisément l’hôtel Arcade, une cambuse qui ne brille plus."

Mais s’il y a trois histoires, "Mystery Train" n’en est pas pour autant un film à sketches et Jim Jarmusch insiste là-dessus. Au moment où il travaille sur le scénario, le réalisateur lit un livre de Faulkner intitulé "Palmiers sauvages". Ce roman est fait de deux histoires distinctes qui s’alternent de chapitre en chapitre. D’une certaine manière, il y a quelque chose de plus profond, une ambiance qui n’existerait pas si elles se succédaient tout simplement. Et ça l’inspire.

Jim Jarmusch adore également les "Ghost Stories" japonaises où tout s’entremêle, où plusieurs narrateurs racontent de leur point de vue la même histoire. Et puis, il s’inspire aussi des films de Max Ophuls comme "Le plaisir" ou "La ronde" et de sa façon circulaire d’entremêler les codes.

Très vite, il couche sur le papier une pièce en un acte, écrite pour une scène new-yorkaise. L’histoire de deux amants qui n’arrêtent pas de s’engueuler une nuit dans une chambre d’hôtel. Leur façon de se quereller est aussi pour eux une façon de s’aimer et de se rapprocher. Il fait de cette première histoire la porte d’entrée de sa fiction à plusieurs étages.

Il imagine ensuite d’autres personnages, des situations. Et très vite la ville de Memphis s’impose. La ville du rock. La ville des studios mythiques Sun Records de Sam Phillips qui ont vu passer Ike Turner, B.B. King, Carl Perkins, Jerry Lee Lewis, Roy Orbison, Johnny Cash et évidemment Elvis Presley que l’on vénère comme le pape. Memphis, c’est aussi l’étape des jazzmen noirs avant la voie royale vers Chicago.

Les contours des deux autres histoires se dessinent. Elvis, Memphis et la musique seront omniprésents, entre maniérisme militant, intériorité et des personnages qui racontent une Amérique qui n’apparaît au final que dans les films indépendants.

Une fois l’histoire écrite, il faut trouver quelqu’un pour la produire. Ce n’est pas évident car c'est un synopsis qui peut effrayer puisqu'il est sans réel début ni fin. Juste une errance nocturne.

Mais l’idée de cette sorte de "Ghost Stories" intéresse un Japonais: Kunijiro Hirata, un homme qui travaille pour JVC, société spécialisée dans l’audiovisuel, qui ne produit pas encore de films au moment où il rencontre le réalisateur, mais qui accepte le défi.

Chapitre 3
Jim Jarmusch, figure du cinéma américain indépendant

EPA/Keystone - Sébastien Nogier

Jim Jarmusch, c’est un nom qui claque, une silhouette dégingandée, des habits sombres et des cheveux blancs.

"Mystery Jim", comme on le surnomme est né à Akron dans l’Ohio le 22 janvier 1953, dernier d’une famille de trois garçons. C’est sa mère qui lui ouvre le monde du cinéma en le déposant dans une salle obscure pendant qu’elle fait ses courses. C’est à New York qu’il pose ensuite ses valises pour des études de littérature à Columbia University, puis il file à Paris où il squatte la cinémathèque française. Il aime Michelangelo Antonioni, Kenji Mizoguchi, Yasujiro Ozu, Jean-Luc Godard, Samuel Fuller ou encore Nicholas Ray.

De retour à New York, le cinéma ne le lâche plus. Il passe par la NYU Film School. Assistant de production sur "Nick’s Movie", un film sur Nicholas Ray, il rencontre Wim Wenders qui devient son mentor et lui donne de la pellicule restante. Il en profite pour tourner "Permanent Vacation", son film de fin d’études, qui, dès sa sortie new-yorkaise, devient culte. Le style Jarmusch s’y dessine déjà: antihéros, artistes désabusés, personnages marginaux, décors minimalistes, tendance à montrer un quotidien décalé, tirant sur l’étrange.

En 1984, le Léopard d'Or du Festival de Locarno est attribué à "Stranger than Paradise" . [Keystone]
En 1984, le Léopard d'Or du Festival de Locarno est attribué à "Stranger than Paradise" . [Keystone]

"Stranger than Paradise" sorti en 1984 le révèle vraiment. Il a 31 ans et empoche la Caméra d’or à Cannes et le Léopard d'or du Festival de Locarno pour ce deuxième long-métrage. Jarmusch confirme son talent deux ans plus tard avec "Down by Law" et devient le symbole du cinéma jeune, indépendant et farouchement rebelle des Etats-Unis. Un cinéma de la Côte Est. Ses relations avec Hollywood sont quasi inexistantes.

Ses films portent un regard sur une autre face de la société que celle que l'on voit le plus souvent, avec des personnages qui ne courent pas après le succès, des personnages en marge. Comme lui.

Et la musique est toujours très présente. "Pour moi, avoue le réalisateur à Florence Colombani dans Le Monde, faire un film est une activité musicale: au tournage, au montage, le temps s'écoule sous une forme visuelle, tout comme écouter de la musique fait ressentir le temps physiquement. La musique et le film définissent un espace temporel dans lequel votre esprit peut entrer et vivre un certain temps".

>> A lire également: notre grand-format : La bande-son des films de Jim Jarmusch

Jim Jarmusch, cinéaste de l’errance, la musique chevillée au cœur, fait "Mystery Train" en 1989, et ne s’arrête plus. "Dead Man", "Ghost Dog: la voie du Samouraï, "Coffee and Cigarettes", "Broken Flowers", "Only Lovers Left Alive", "Paterson", "The Dead Don’t Die".

J’aime les films de série B, les polars, les films d’horreur et de science-fiction, et en même temps les films plus artistiques, par exemple ceux de Jean-Marie Straub ou de Jacques Rivette. J’ai tendance à aimer ces deux extrêmes et ce qu’il y entre n’a guère d’intérêt pour moi. Et j’espère que mes films reçoivent l’influence de toutes ces choses.

Jim Jarmusch

Chapitre 4
Du burlesque au tragique

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Jim Jarmusch construit son film "Mystery Train" comme un opéra avec des thèmes récurrents: le train qui passe et celui de "Blue Moon", le titre du King. Tout se passe en petites notes, acides, lucides, drôles, dans une gamme qui va du burlesque au tragique.

Lors de sa conférence de presse à la sortie de "Mystery Train", Jarmusch fait remarquer qu’à Memphis, 55 % de la population est afro-américaine et que 55 % de la population est en dessous du seuil de pauvreté. Le film raconte donc une autre version du rêve américain. "Plus que dans mes autres films, dira encore le réalisateur, il y a dans 'Mystery Train' la tristesse de cette société séparée."

Jim Jarmusch aime travailler avec une famille d’acteurs et de techniciens fidèles, un peu comme une troupe de théâtre. Tous démarrent ensemble, grandissent ensemble, apprennent à se connaître, progressent ensemble. Et ses films débutent toujours avec ses acteurs. Il se sert d’eux pour écrire. Il s’inspire de leur physique, de leur voix. L’histoire vient après. Le réalisateur fait toujours beaucoup de répétitions avec ses acteurs. Elles reposent presque entièrement sur l’improvisation. Il cherche l’essence de chaque scène sans s’occuper des dialogues qu’il a écrits. Ensuite, il filme en vidéo et change le scénario en conséquence. Puis, vient le moment de tourner.

Pour "Mystery Train", Jim Jarmusch voit deux films avec Yuki Kudoh et aime beaucoup sa présence à l’écran. Il l’engage, ainsi qu’un autre comédien japonais, Masatoshi Yokohama. Son producteur japonais est content. Et puis, il écume les boîtes, cherche des musiciens, des gueules. Il engage Cinqué Lee, fils du compositeur de jazz Bill Lee et frère de Spike Lee, pour jouer le groom.

Cinque Lee et Screamin' Jay Hawkins dans "Mystery Train" de Jim Jarmusch. [JVC Entertainment Network]
Cinque Lee et Screamin' Jay Hawkins dans "Mystery Train" de Jim Jarmusch. [JVC Entertainment Network]

Jim Jarmusch a toujours aimé le musicien Screamin’ Jay Hawkins, et en particulier son hit "I Put A Spell on You". "C’est une des rares chansons rock que je connaisse qui ait un rythme de valse. Inconsciemment je l’ai associée à l’ambiance du film", explique le cinéaste. Il parvient facilement à convaincre le musicien de jouer dans son film le rôle de portier de nuit, vêtu de rouge écarlate. Screamin’ Jay Hawkins a l’habitude du show.

Il engage aussi une figure légendaire du Rythm n’ Blues, Rufus Thomas, instigateur de la fondation de deux grandes compagnies de production de disques à Memphis: Sun and Stax. Il est aussi l’inventeur du légendaire "funky chicken" et s’est vu décerner le titre de l’homme le plus funky. Rufus Thomas incarne dans le film un clochard dans la gare de Memphis.

Joe Strummer dans "Mystery Train" de Jim Jarmusch. [Archives du 7e Art/JVC Entertainment Networks/Mystery Train/AFP - Sukita.]
Joe Strummer dans "Mystery Train" de Jim Jarmusch. [Archives du 7e Art/JVC Entertainment Networks/Mystery Train/AFP - Sukita.]

Un autre homme tire la couverture à lui dans "Mystery Train", c'est Joe Strummer, le principal chanteur et parolier des Clash. Un ami de Jim Jarmusch pour qui le réalisateur avait depuis longtemps envie d’écrire quelque chose. Pour "Mystery Train", le chanteur accepte de jouer le rôle de Johnny, que tout le monde surnomme Elvis.

A l’écran, on voit encore Steve Buscemi, et Tom Waits, déjà vu dans "Down by Law", qui font réciproquement Charlie, le barbier et la voix du disc-jockey.

Chapitre 5
Un Memphis abandonné au coeur du film

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Memphis est la ville de "Mystery Train", presque son personnage principal. "Elle est idéale, confie le réalisateur. Un croisement au cœur de l’Amérique. Tous les bluesmen se sont arrêtés là… Memphis est une ville triste et poétique, celle de Presley et de Martin Luther King. Une bonne partie de la ville est dédiée au musicien à la banane, de Graceland à ses restos où il venait manger. Le pèlerinage produit son tourisme."

A la sortie du film, le public est convaincu que le réalisateur a trafiqué ses décors pour  donner un air si fantomatique à la ville. Mais tout est réel. Les extérieurs, les couleurs, les ambiances. Jarmusch a simplement évité les buildings modernes du centre-ville.

"Mystery Train" de Jim Jarmusch a été tourné à Memphis. [Photo12 via AFP]
"Mystery Train" de Jim Jarmusch a été tourné à Memphis. [Photo12 via AFP]

"Il y a des centaines de milliers d’habitants à Memphis et tout semble abandonné. Seul résonne le bruit des ventilateurs, des radios au long cours. Memphis a le blues. Depuis la mort du pasteur Martin Luther King tous les musiciens sont partis à Nashville pour le rock. A Jackson pour le blues. A La Nouvelle-Orléans pour le jazz. A Memphis, il n’a plus que des musées", raconte Jim Jarmusch.

Pour "Mystery Train", il  tourne pour la première fois en couleurs, réfléchissant à la place de chacune. Il choisit sa palette de teintes exactement comme un peintre. Et cela affecte les émotions, l’ambiance du film, l’histoire même. Les objets sont choisis avec soin. Le rouge, à travers quelques objets, a un rôle particulier. Le bleu également. Les images sont stylisées, simples, contemporaines.

>> A écouter: l'émission "Travelling" consacrée au film "Mystery Train" :

Joe Strummer et Vondie Curtis-Hall dans "Mystery Train" de Jim Jarmusch. [Photo12 via AFP]Photo12 via AFP
Travelling - Publié le 25 décembre 2022

"Mystery Train" est présenté à Cannes en 1989. Wim Wenders en est le président. La Palme d’or ira à "Sexe, mensonges et vidéo"de Steven Soderbergh et le Grand Prix à "Cinéma Paradiso" de Giuseppe Tornatore, ex aequo avec "Trop Belle pour toi" de Bertrand Blier.

Jim Jarmusch aime Cannes parce que c’est bon pour le travail. Quand ses films sont projetés en avant-première, ça permet de les vendre en deux semaines au lieu de sillonner le monde pendant des mois. Mais il n’accorde guère d’importance aux prix. Il quitte Cannes avant la cérémonie. Il y reçoit pourtant le Prix de la meilleure contribution artistique.

Les acteurs Masaotoshi Nagase (à gauche), Yuki Kudoh et Tom Noonan venus chercher le Prix de la meilleure contribution artistique pour le film "Mystery Train" de Jim Jarmusch à Cannes en 1989. [AFP]
Les acteurs Masaotoshi Nagase (à gauche), Yuki Kudoh et Tom Noonan venus chercher le Prix de la meilleure contribution artistique pour le film "Mystery Train" de Jim Jarmusch à Cannes en 1989. [AFP]

A cette récompense, il répond: "Je n’ai pas idée de ce que cela signifie. C’est sûrement plutôt gentil. Mais ça révèle bien l’aspect commercial d’un grand festival de cet ordre qui doit servir d’instrument de promotion et distribuer un maximum de récompenses. Si nous allons tous les trois au Louvre, comment décider quelle est la toile la plus artistique?"

Primé, le film est néanmoins peu apprécié de la critique. Mais Jarmusch n’en a cure. "Une mauvaise critique ne me dérange pas si elle est intelligente. Je préfère ça de loin à une bonne critique qui manque d’intelligence. (...) Personnellement, j’aime ce film. Je trouve que j’ai progressé, mais je ne sais pas. Peut-être que certains ne l’ont pas aimé, tout bonnement, ce que je peux comprendre… Ou alors, on a pu penser que j’avais eu assez d’attentions bienveillantes et qu’il était temps que ça s’arrête."