Marthe Keller, le glamour de la simplicité

Grand Format Carrière

AFP - ANNE-CHRISTINE POUJOULAT

Introduction

A l'affiche de "Petite soeur" des réalisatrices Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, film sélectionné pour représenter la Suisse aux Oscars 2021, la Bâloise Marthe Keller fait aussi l'objet d'un documentaire diffusé sur RTS 2. Retour sur une carrière foisonnante et atypique qui embrasse autant le cinéma que le théâtre, la télévision que l'opéra.

Chapitre 1
De Berlin-Est au Beaujolais

Collection Christophel / via AFP - Fildebroc / Les Productions Artistes Associes / Produzioni Associate Delphos / Produzioni Europee Associati

D'abord, elle rit. Ensuite, elle raconte, et puis elle rit de nouveau, comme si tout cela était un jeu. "Enfant, j'étais élevée un peu comme un cheval. Mon père, un juif allemand naturalisé avant la guerre, travaillait dans un haras. Mes parents, qui m'ont donné beaucoup d'amour, m'ont appris la liberté et l'indépendance."

Petite fille timide mais bavarde, connaissant le nom des fleurs et des arbres, Marthe Keller n'a vu son premier film qu'à l'âge 14 ans. Jusque là, il n'y avait que la danse classique qui l'intéressait. Et pour s'y consacrer pleinement, en jouir jusqu'à en souffrir, elle rêve de s'installer à Berlin-Est, "là où il n'y avait aucune distraction possible".

J'avais le mental d'une nageuse de l'Est.

Marthe Keller évoquant son désir absolu de danser.

Une grave chute de ski va mettre fin à ses ambitions. "Tant mieux, je n'aurais jamais fait de carrière solo, je n'avais pas le talent. Pourtant, la danse est la seule chose que j'ai vraiment voulu faire dans ma vie, tout le reste est arrivé par hasard ou par accident".

>> A écouter, Sur les pas de Marthe Keller, de passage à Genève :

Marthe Keller au festival du film de Locarno. [KEYSTONE - ALEXANDRA WEY]KEYSTONE - ALEXANDRA WEY
Sur les pas - Publié le 30 septembre 2019

De la danse, elle a conservé quelques vertus: la discipline, le goût du travail, le sens de l'effort et une inclination certaine pour l'anonymat: "Il n'y pas de people dans ce milieu".

Elle se tourne alors vers le théâtre, prend des cours de comédie et s'inscrit à l'école Stanislavski à Munich.

Elle est repérée à Berlin, au Schillertheater, dans une pièce anglaise ("Songe d'une Nuit d'été" de Shakespeare) par un Français, Philippe de Broca qui cherche un nouveau visage pour jouer une jeune baronne délurée dans l'exquise comédie "Le Diable par la queue".

J'étais en mini-jupe et je devais grimper à un arbre. On voyait ma culotte. Je me croyais dans un porno, j'avais honte.

Marthe Keller se souvenant de ses pudeurs de jeunesse.

Sitôt arrivée en France, les grèves de mai 68 l'empêchent de retourner en Allemagne. Elle en profite pour vivre pleinement son histoire d'amour avec de Broca, avec qui elle aura un fils, Alexandre.

Chapitre 2
La période française

COLLECTION CHRISTOPHEL - Les Films du Jeudi / Les Productions Artistes Associes / Golan Productions / PEA / DR

Elle ne parle pas encore le français, mais elle apprend vite. C'est un des secrets de sa longévité: Marthe Keller peut travailler sur scène en français, allemand, anglais et italien.

Actrice de cinéma et de théâtre, Marthe Keller est régulièrement montée sur les planches, comme ici en 1983 au Festival de Salzbourg. [DPA/AFP - Istvan Bajzat]
Actrice de cinéma et de théâtre, Marthe Keller est régulièrement montée sur les planches, comme ici en 1983 au Festival de Salzbourg. [DPA/AFP - Istvan Bajzat]

Avec Philippe de Broca, le roi de la comédie alerte, elle tournera aussi "Les Caprices de Marie", aux côtés de Philippe Noiret et Jean-Pierre Marielle. Deux films suffisent à en faire la nouvelle coqueluche du cinéma français.

De Broca était drôle et intelligent, un vrai champagne pour l'esprit! Sans lui, je serais restée en Allemagne, serais devenue probablement alcoolique et aurais épousé un acteur frustré de faire des doublages.

Marthe Keller.

Au lieu de cela, elle tourne "Elle court, elle court la banlieue" (1971), "une comédie sociale qui a bien vieilli", "La Chute d'un corps" de Michel Polac, où elle peut donner libre cours à son sens de l'improvisation, et "Toute une vie" de Claude Lelouch, une saga qui fait polémique au Festival de Cannes en raison de sa trop grande indulgence pour les Etats-Unis alors en pleine guerre du Vietnam. Mais le film fait une très belle carrière internationale et Marthe Keller est remarquée par Hollywood.

"La Demoiselle d'Avignon", le feuilleton qui en a fait la coqueluche des Français. [Collection ChristopheL via AFP - Koba Films / Office de RadioDiffusion Television Francaise]
"La Demoiselle d'Avignon", le feuilleton qui en a fait la coqueluche des Français. [Collection ChristopheL via AFP - Koba Films / Office de RadioDiffusion Television Francaise]

Sa période française, surtout axée sur la comédie, s'achève par un feuilleton qui reste un des plus grands succès de la télévision publique: "La Demoiselle d'Avignon", en 1972. Elle y joue une princesse de Kurlande venue en France travailler comme baby-sitter.

Du jour au lendemain, elle devient une star. Elle qui déteste la foule, se fait harceler par les journalistes et les photographes. Elle se sent traquée et prend en grippe cette "Demoiselle" qui pourtant lui collera à la peau.

Aujourd'hui, avec le recul, elle éprouve une certaine tendresse pour cette série "sans vulgarité et sans violence".

Chapitre 3
La conquête d'Hollywood

Collection ChristopheL via AFP - Columbia Pictures Corporation / Warner Bros

Les années 1970 sont marquées par sa carrière étasunienne, en particulier avec "Marathon Man" de John Schlesinger (1976), où elle donne la réplique à Laurence Olivier et Dustin Hoffman. "Je maîtrisais encore mal l'anglais et parlais le moins possible, de peur qu'on découvre mon imposture."

Marthe Keller n'a jamais été satisfaite de son travail mais le réalisateur et Dustin Hoffman sont bluffés. Elle est nominée au prix du meilleur second rôle féminin aux Golden Globes.

En France, on peut être un bon acteur dans un mauvais film. Aux Etats-Unis, on est obligé d'être dans un bon film pour être un bon acteur. Tout le monde met du sien et porte les autres à être meilleurs.

.Marthe Keller évoquant son expérience américaine

Avec "Bobby Deerfield" de Sydney Pollack, elle rencontre Al Pacino, formé à la même école qu'elle et qui deviendra son compagnon pendant sept ans. C'est lui, passionné de musique, qui peaufinera sa culture de l'opéra. En retour, elle permettra à Pacino, indécrottable New-Yorkais, de voir pour la première fois de sa vie une vraie vache. C'était à Loèche-les-Bains. Les deux acteurs sont restés en très bons termes et s'appellent quasiment tous les jours: "Al est un ami prodigieux", dit-elle.

Autre film important, "Black Sunday" de John Frankenheimer, un thriller d'espionnage sur fond de terrorisme. Marthe Keller y joue une femme à la détermination implacable. La scène où, déguisée en infirmière, elle s'apprête à assassiner Robert Shaw a d'ailleurs inspiré Tarentino dans "Kill Bill".

Enfin, point d'orgue de sa carrière américaine, où elle aura beaucoup joué les femmes fatales, "Fedora" (1980) de Billy Wilder, libre adaptation de la vie de Greta Garbo.

Il a sonné à ma porte avec un scénario sous le bras. Comment dire non à Billy Wilder? Mais le tournage a été un enfer. On ne pouvait rien lui dire, pas changer une seule virgule, mais c'était un génie.

Marthe Keller à propos de "Fedora"

Marthe Keller peut se targuer d'avoir jouer aux côtés des plus grands, de Marlon Brando dans "La Formule" à Marcello Mastroianni dans "Les Yeux noirs", de Mikhalkov. Mais justement, elle ne s'en targue pas. Elle sait admirer le talent mais n'a jamais été impressionnée par la célébrité. "Je suis très Suisse, les pieds sur terre, je n'ai jamais perdu la boule."

Chapitre 4
Retour au théâtre et à la musique

RTS - François Gobet

De retour en Europe après sa parenthèse américaine, elle revient à ses premières amours, le théâtre. Mis en scène par le Roumain Lucian Pintilie, elle jouera deux ans "Les Trois Soeurs" de Tchekhov, un auteur quelle adore parce que russe et médecin, donc fin connaisseur des âmes.

Comme au cinéma, elle travaillera sous la direction des plus grands: Andreas Voutsinas pour "Les Exilés" de James Joyce ou Patrice Chéreau pour "Hamlet".

Si je ne monte pas au moins une fois sur scène par an, je meurs. C'est d'une telle paix! J'aime ces moments de solitude dans la loge. Le théâtre est beaucoup plus adulte que le cinéma.

Marthe Keller.

Sans jamais abandonner la télévision et le cinéma mais ouverte à tous les défis, elle se fera récitante pour le "Jeanne D'Arc au bûcher" d'Honegger ou le "Perséphone" de Stravinsky.

Egalement metteure en scène d'opéra, elle crée notamment "Le Dialogue des Carmélites" de Francis Poulenc à l'Opéra National du Rhin à Strasbourg en 1999, et "Don Giovanni" de Mozart au Metropolitan Opera de New York en 2005. Sa mise en scène est saluée en Une du New York Times.

>> A écouter, l'entretien de "Comme il vous plaira" où elle parle, notamment, de son plaisir à enseigner et transmettre :

Marthe Keller. [Martial Trezzini]Martial Trezzini
Comme il vous plaira - Publié le 18 août 2013

Tout ce quelle touche lui réussit, probablement parce qu'elle n'a jamais eu de plans de carrière, qu'elle a toujours préféré les questions aux réponses, les répétitions aux représentations, le chemin à parcourir plutôt que le résultat. "J'ai eu aussi énormément de chance", convient-elle.

Bien sûr, il lui est arrivé d'attendre à côté du téléphone, notamment au début des années 1990. Mais au lieu de déprimer, Marthe Keller a développé une stratégie qu'elle enseigne aux étudiants: aller en librairie, découvrir des textes, les lire à haute voix, les mettre en rapport avec une musique ou d'autres textes, et les présenter à un petit public. Histoire de travailler toujours et encore, de faire tourner le moteur, d'aller de l'avant, de prendre l'initiative.

C'est ainsi que j’ai interprété des monodrames, d'abord dans des hôtels pour finir à Carnegie Hall, à New York.

Marthe Keller évoquant ses "moments creux".

Chapitre 5
Nomade mais ancrée

Vega Production

Polyglotte et nomade, elle navigue entre Paris, où elle connaît tout le monde, Verbier, son havre de paix, et New York, une ville qui a tant changé depuis les années 1970 et qu'elle n'apprécie plus autant.

A New York désormais, on se retourne sur les femmes qui ne sont pas passées par la chirurgie esthétique, c'est dingue!

Marthe Keller.

"On ne sait jamais où elle est, c'est sa manière d'être secrète, de se protéger", dit d'elle le réalisateur Louis-Do de Lencquesaing qui l'a dirigée dans "Sainte Famille" où elle joue une aristocrate qui décide de cesser de vouvoyer ses enfants.

Claude Lelouch, qui a tant aimé sa spontanéité, admire aujourd'hui sa manière de dédramatiser le fait de vieillir. "Elle a su contourner ce problème avec grâce; elle a toujours réussi à faire ce qu'elle savait faire et aimait faire".

Marthe Keller du mur de Berlin à Hollywood

A 75 ans, elle dit se sentir mieux qu'à 20, délestée de "ces tempêtes hormonales qui vous font faire n'importe quoi". Son secret? Bien dormir et boire beaucoup d'eau, mais surtout marcher - "on réfléchit mieux dans le mouvement". Comme elle se dit "très copine avec elle-même", elle ne ressent pas la frustration, ce venin qui aigrit et tue à petit feu.

A l'âge où les actrices se conjuguent au passé, Marthe Keller continue de se raconter au futur. Elle vient de tourner quatre films, dont "Petite soeur" des réalisatrices romandes Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, film sélectionné pour représenter la Suisse aux Oscars 2021. Elle y joue une mère cruelle mais drôle.

>> A écouter, les deux réalisatrices et Marthe Keller parlant de "Petite soeur" :

L'équipe du film "Schwesterlein" lors de la Berlinale en 2020: Ruth Waldburger, Marthe Keller, Stéphanie Chuat, Véronique Reymond, Nina Hoss et Lars Eidinger. [Keystone - Ronald Wittek]Keystone - Ronald Wittek
Vertigo - Publié le 15 septembre 2020

D'ailleurs, contrairement à ce que racontent les médias français, elle a souvent tourné, mais sur le tard, avec des réalisateurs ou réalisatrices suisses. Laurent Nègre pour "Fragile", Jacob Berger pour "Dévoilées", Richard Dindo pour "Homo Faber", Barbet Schroeder pour "Amnesia". Tout récemment, c'est avec Bettina Oberli qu'elle a tourné "Wanda, mein Wunder", une tragicomédie familiale qui a fait l'ouverture du Film Festival de Zurich.

>> A écouter, l'entretien de "Synopsis" où l'actrice parle, entre autres, du cinéma suisse découvert aux Journées de Soleure :

Marthe Keller dans "Chrysalis" de Julien Leclercq en 2007.
Synopsis - Publié le 15 janvier 2012

"Solaire, discrète et mystérieuse" sont les trois adjectifs que ses amis lui accolent quand ils parlent d'elle. "Je revendique le secret, parfois tellement que plus personne ne me connaît."