Le travesti, un genre de théâtre

Grand Format

AFP - Gaston Paris

Introduction

To be a girl or to be a boy? Les planches n’ont pas attendu les "gender studies" pour que des hommes y jouent des rôles de femmes ou pour que des actrices y interprètent des personnages masculins.

Chapitre 1
L'homme qui joue la femme qui joue l'homme

1983, vous vous souvenez? Le groupe Indochine chantait: "Des garçons au féminin, des filles au masculin". Leur tube s’appelait "3e sexe", et il avait, à sa sortie, un petit air de scandale à l’échelle de la culture populaire d’alors: "J’aime ce garçon aux cheveux longs… des robes longues pour tous les garçons… "

Le théâtre, lui, n’a pas attendu les années 80 pour multiplier les combinaisons de genres. Idem pour l’opéra. Sur les planches, et ce depuis plus de 2500 ans, un individu, c’est d’abord une infinité de possibilités (d'identités, de sexualités planquées sous les conventions). Et pas seulement en Occident. A l’heure des revendications et des questions identitaires LGBTQ, on a un peu oublié que le travesti, sur les planches, a longtemps été un modèle, accepté, assimilé pour ne pas dire normé, voire passe-partout (en apparence du moins).

Juliette Simon-Girard dans le rôle de Nicolas pour l'opéra "Le beau Nicolas" d'Albert Vanloo, Eugène Leterrier, Paul Lacome. Gravure de Adrien Marie dans "Le Monde Illustré" du 24 octobre 1880. [AFP]
Juliette Simon-Girard dans le rôle de Nicolas pour l'opéra "Le beau Nicolas" d'Albert Vanloo, Eugène Leterrier, Paul Lacome. Gravure de Adrien Marie dans "Le Monde Illustré" du 24 octobre 1880. [AFP]

La preuve ces jours-ci à l’Opéra de Lausanne qui donne "La Donna del Lago" de Rossini, à voir jusqu'au 29 avril, dans une mise en scène du contre-ténor star Max Emanuel Cencic. Ce dernier y chante le rôle de Malcolm, amoureux dont le cœur bat pour la belle Helena. Et alors? Et alors, comme Cencic l’a expliqué aux caméras de "La Puce à l'oreille", c’est la première fois que dans cet opéra, pourtant créé en 1819, un interprète mâle tient ce rôle masculin, qui a toujours été chanté par… une femme.

>> A voir: "La puce à l'oreille" du 20 avril, avec Max Emanuel Cencic (dès 22'32'') :

Cinema e Musica !
La Puce à l'Oreille - Publié le 19 avril 2018

Au début du XIXe siècle – mais pas que – , de nombreux personnages masculins étaient en effet interprétés par des chanteuses travesties. Les voix dites féminines étaient perçues comme plus aptes à signifier la pureté, la noblesse, la générosité, alors que les timbres graves étaient, par convention, parfois associés à la force, à la violence, au pouvoir oppressant voire à une forme de bassesse.

Justement, dans l’opéra de Rossini, des trois hommes qui s’affrontent pour conquérir le cœur de la belle Helena, Malcolm est le plus pur, le plus éthéré. Son rôle est dès sa création attribué à un femme au registre de contralto. CQFD.

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Chapitre 2
Antigone était un homme

Et pas qu’elle. Mais aussi Electre, Iphigénie, Jocaste ou

Oedipe et Antigone, gravure. [AFP]
Oedipe et Antigone, gravure. [AFP]

Médée. Dans l’Antiquité, tous les personnages féminins sont en effet tenus par des hommes – le doute subsiste quant à la composition des chœurs. Les masques en usage dans la tragédie aident au travestissement et à la compréhension de l’intrigue.

A Athènes, faire l’acteur est un honneur réservé aux hommes libres, un privilège que convoitent même des personnalités en vue. Les femmes, reléguées au deuxième plan de la société, n’ont pas droit au théâtre ni à y tenir un rôle.

Même topo sur l’omniprésence masculine pour la Rome antique mais avec plus d’exceptions et, déjà, une baisse de cote pour les acteurs: jouer y est désormais considéré comme servile, infâmant. On dira que le spectateur, qu’il soit grec ou latin, est donc habitué au travestissement du masculin vers le féminin. Et, par exemple, aux déclarations d’amour enflammées proférées d’homme à homme.

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Chapitre 3
Shakespeare, des hommes et du peep-show

Cette convention perdure peu ou prou au Moyen-Age où les hommes continuent, la plupart du temps, à tenir tous les rôles – même si les troupes comptent des femmes-acrobates, des danseuses, des jongleuses, etc.

Commedia dell'Arte: la troupe royale de la comédie italienne à l'Hôtel de Bourgogne. Gravure de 1689, collection privée. [AFP - Josse/Leemage]
Commedia dell'Arte: la troupe royale de la comédie italienne à l'Hôtel de Bourgogne. Gravure de 1689, collection privée. [AFP - Josse/Leemage]

Les choses changent notamment en Italie, avec la naissance de la commedia dell’arte où l’expression des sentiments et le récit des destins personnels montent en puissance. Des femmes ont désormais droit à la scène. L’une d’elles, la pionnière Isabella Andreini (1562-1604) donnera même son prénom au personnage d’Isabella, la grande amoureuse. Elle sera la première de son sexe à jouer à la cour du roi de France, Henri IV. Forte de son talent et de sa haute culture, elle étoffe les rôles féminins qu’elle et ses consoeurs endossent désormais.

En Angleterre, les tréteaux resteront interdits plus longtemps aux actrices. Jusqu'en 1660, la plupart des rôles féminins des pièces de Shakespeare seront donc joués par des hommes ou des garçons – certains acteurs interprétant même un personnage masculin et un personnage féminin durant la même représentation.

Sachant que le dramaturge fait du déguisement un des moteurs de ses intrigues, il n’est pas rare de voir, comme dans "La Nuit des rois", un homme interpréter un personnage féminin se déguisant en garçon pour les besoins de l’histoire. Des recherches récentes ont toutefois montré que des femmes se sont glissées, dès la deuxième moitié du XVIIe siècle, sur les planches britanniques, bravant les interdits et les préjugés. L’une des premières s’appelait Ann Marshall, dite aussi Mademoiselle Quin.

Lilly Brayton, actrice anglaise, interprétant le rôle d'Ophélie dans "Hamlet" de William Shakespeare, à Londres, en 1905. [AFP]
Lilly Brayton, actrice anglaise, interprétant le rôle d'Ophélie dans "Hamlet" de William Shakespeare, à Londres, en 1905. [AFP]

Quand elles sont autorisées une bonne fois pour toutes, ces actrices attirent un nouveau public masculin de spectateurs-voyeurs: émoustillés, ils vont parfois jusqu’à assister, en coulisses, aux changements de costumes et aux habillages des comédiennes, alors transformées en effeuilleuses de peep-show. La British Library possède d’ailleurs une copie d’un prologue avertissant le public londonien que, pour la première fois, le rôle de Desdémone, dans "Othello", sera tenu par une femme; et que celle-ci est "loin d’être une prostituée".

Chapitre 4
Femmes, voix d’anges et Sarah Bernhardt

Maintenant qu’elles ont accès aux scènes, les femmes se travestissent à leur tour, et jouent des rôles masculins. C’est le cas notamment à l’opéra, dès le XVIIe, comme on l’a vu avec le rôle de Malcolm chez Rossini. C’est le cas aussi dans maints ballets: comme la discipline manque de danseurs agiles et légers, on demande à certaines danseuses de se grimer en danseurs. Ce qui était une rareté (des femmes sur scène, puis de femmes interprétant sur scène des personnages masculins) se donne désormais pour une convention acceptée. Reste que ces femmes-là demeurent des travesties, et leurs corps des corps grimés. Comme si de rien n’était – ou presque.

La comédienne Henriette Rosine Bernard dite Sarah Bernhardt (1844-1923) interprétant "Hamlet" de William Shakespeare en 1899. [AFP]
La comédienne Henriette Rosine Bernard dite Sarah Bernhardt (1844-1923) interprétant "Hamlet" de William Shakespeare en 1899. [AFP]

Tout autre est le geste, violent et empanaché, de Sarah Bernhardt (1844-1923). Celle qui reste la star absolue du théâtre, va progressivement se saisir de rôles masculins comme Hamlet ou celui de "L’Aiglon" qu’Edmond Rostand lui écrit sur mesure. Son travestissement, Sarah Bernhardt n’en fait plus une convention scénique mais un combat, une forme de fierté, une revendication plus large. Ecoutons-la parler des rôles d’"Hamlet", de "Lorenzaccio" ou de celui de "L’Aiglon": "Il faut que l’artiste soit dépouillé de sa virilité. Il nous faut voir un fantôme amalgamé des atomes de la vie et des déchéances qui conduisent à la mort… C’est pourquoi je prétends que ces rôles gagneront toujours à être joués par des femmes intellectuelles qui seules peuvent leur conserver leur caractère d’être insexué et leur parfum de mystère."

Le public qui accourt et qui l’acclame la suit-elle dans son dessein artistique? Ou vient-il simplement admirer, derrière ses prises de rôles d’hommes, cette femme aux allures de monstre sacré? Peu importe, au fond. Avec la Bernhardt est popularisée une autre forme de fluidité du genre qui touche le grand public. Vu d’ici, en 2018, cette forme de travestissement ne sonne plus comme une convention scénique mais comme une revendication.

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Chapitre 5
Combats et créatures

Et aujourd'hui? Et maintenant? De nombreux, d’innombrables chapitres du genre scénique ont été écrits. Et sans doute les plus marquants l’ont-ils été par la danse. C’est principalement elle qui, dès les années 80, s’est mise à poser la question du genre et des sexes de manière frontale, sur un nombre croissant de scènes et devant un public toujours moins confiné. La question du genre n’est plus seulement affaire de travestissement, d’amoureux chantant avec une voix de femme ou de masque antique, elle est sortie du placard.

A marquer d’une pierre blanche, sans doute, les

Le spectacle "put your heart under your feet... and walk!/ à Elu" de Steven Cohen sur la scène du Théâtre de Vidy. [Vidy.ch - Pierre Planchenault]
Le spectacle "put your heart under your feet... and walk!- à Elu" de Steven Cohen sur la scène du Théâtre de Vidy. [Vidy.ch - Pierre Planchenault]

spectacles du couple de danseurs chorégraphes Arnie Zane et Bill T. Jones, dans les années 90, qui labourent la question du droit à assumer sa race, son genre et sa sexualité, puis son droit au deuil. Plus près de nous, on rappellera la performance rituelle de l’artiste Steven Cohen, vue en mars au théâtre de Vidy, dont la créature semble perchée au-delà des sexes et des genre, abolissant l’idée même de fluidité entre les pôles masculins ou féminins.

Mais reprenons. Retour à l’Opéra de Lausanne. Que voit donc le spectateur qui assiste à "La Donna del Lago" quand Max Emanuel Cencic entre en scène? 1) Un homme (Cencic); 2) connu pour être un habitué au brouillage de genres; 3) costumé ici en homme; 4) dont la voix est assez haut perchée pour chanter une partition dévolue à une chanteuse; 5) chanteuse interprétant d’ordinaire un homme (Malcolm). Rien de moins! Toute singulière qu’elle soit, cette mise en scène est un avatar de 25 siècles d’un brouillage des genres qu’on peut faire remonter au théâtre antique grec, qui n’a cessé defluctuer, passant de l’obscénité pour entrer dans les mœurs.

Comme si la scène se devait de rester ce lieu où la vraisemblance sonne faux et où les faux-semblants disent cette part de vrai: il y a, dans tout désir, même celui de son contraire, une part de désir pour le même. L’aveu d’une retrouvaille.

Le contre-ténor Max Emanuel Cencic interprète Malcolm dans "La Donna del Lago" de Rossini à l'Opéra de Lausanne. [Opéra de Lausanne - Alan Humerose]
Le contre-ténor Max Emanuel Cencic interprète Malcolm dans "La Donna del Lago" de Rossini à l'Opéra de Lausanne. [Opéra de Lausanne - Alan Humerose]