Giuliano da Empoli: "Le système politique suisse s'en tire plutôt bien"
Paru chez Gallimard, "Le mage du Kremlin" de Giuliano da Empoli a été le deuxième roman le mieux vendu en France en 2022 derrière "L'Affaire Alaska Sanders" du Genevois Joël Dicker, selon un classement publié il y a quelques jours par le magazine L'Express.
Cette fiction sur la Russie de Vladimir Poutine a également été primée par le Grand Prix du roman de l'Académie française l'an dernier. Environ 450'000 exemplaires ont été vendus à ce jour.
Invité samedi de l'émission de la RTS #Helvetica, Giuliano da Empoli jette un regard compréhensif sur la situation compliquée de la Suisse face au conflit en Ukraine, entre remise en question de sa neutralité, débats sur l'exportation d'armement ou déclarations polémiques comme celles du président de la Confédération Alain Berset récemment.
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"Le risque serait de céder à l'émotion"
"Je pense que c'est l'avantage du système suisse", dit cet homme de lettres et fin stratège politique. "Le risque, dans une situation de ce type, serait de céder à l'émotion (…) Je pense que c'est bien que la Suisse ait des procédures et un système qui prennent plus de temps, qui forcent à élargir un peu le temps de la réflexion."
Dans le cadre de la neutralité, estime-t-il, "il s'agit de changer un parcours qui a constitué l'identité et le rôle international de la Suisse pendant très longtemps".
Je trouve que la position suisse, malgré tous ces tourments, reste assez équilibrée
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Le risque, évidemment, est de tomber dans le paradoxe. Mais c'est souvent le cas en politique, c'est constitutif de toute politique, souligne Giuliano da Empoli. "La cohérence absolue n'existe nulle part. On fait avec les circonstances, on essaie de composer. Je trouve que la position suisse, malgré tous ces tourments, reste assez équilibrée."
L'Italo-Suisse a été conseiller du président du Conseil italien Matteo Renzi. Il est aussi l'ancien adjoint au maire de Florence chargé de la Culture. Et il a créé en 2006 la Volta, un réseau global de réflexion sur le monde contemporain. Spécialiste du pouvoir, il a dit à son propos que la Suisse avait réussi à "dompter la bête".
"Le pouvoir est quelque chose de très féroce mais nécessaire", précise-t-il. "La politique est la seule chose qui empêche les gens de s'entretuer, mais c'est en même temps une activité qui concentre beaucoup de violence en elle-même. C'est donc quelque chose de nécessaire mais de très dangereux."
La Suisse a mis tellement de limites au pouvoir qu'on le perçoit comme plutôt ennuyeux
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Et si la Russie est l'exemple d'un cas où le pouvoir est "assez déchaîné", la Suisse, elle, est un peu le contre-exemple, "un endroit où on a réussi à mettre tellement de limites au pouvoir qu'on l'a transformé en quelque chose que l'on perçoit comme plutôt ennuyeux". Mais c'est plutôt un bien, assure Giuliano da Empoli.
De la haute ingénierie constitutionnelle
Revenant sur l'éviction théâtrale de Christoph Blocher du Conseil fédéral en décembre 2007, cet observateur éclairé de la politique rappelle que le tribun zurichois de l'UDC avait accédé au gouvernement et en a été chassé parce que des éléments de la Constitution permettent cela.
"C'est un système de consensus incroyable qui a fait qu'il a été viré du Conseil fédéral l'année même où il a remporté les élections", analyse-t-il. "C'est de la haute ingénierie constitutionnelle, c'est quelque chose que personnellement je trouve plutôt remarquable."
L'écrivain se félicite par ailleurs du fait que le système suisse ne soit pas spectaculaire, comme le souhaiteraient parfois les médias. "Le taux de spectacularité d'un système politique est inversement proportionnel à son bon fonctionnement", dit-il. "En politique, l'idéal n'existe pas, on est souvent à choisir le moindre mal (…) Donc, si on confronte le système suisse avec d'autres systèmes, je trouve qu'il s'en tire plutôt bien."
La nécessité de négocier un jour avec Poutine
Un peu plus d'un an après l'invasion de l'Ukraine, les partisans d'une négociation avec Moscou font face à ceux qui estiment qu'une victoire militaire contre la Russie est nécessaire. Giuliano da Empoli, lui, se place un peu entre deux.
"Je pense effectivement que Poutine ne comprend que le langage de la force", relève-t-il. "Et nous ne sommes probablement pas encore arrivés au point où la force de la réaction ukrainienne et du soutien de l'Otan à l'Ukraine s'imposent et arrivent à porter Poutine à vouloir négocier."
Or, pour négocier, il faut être deux. Mais pour l'instant, il n'y a personne. "Ni d'un côté ni de l'autre, on a l'impression qu'on en soit là", estime l'écrivain qui pense cependant qu'il faudra bien y arriver un jour.
L'objectif doit être d'imposer par la force une négociation à la Russie
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D'autant qu'une défaite de Poutine ou un changement de régime en Russie lui paraissent peu probables. "Je ne pense pas que ce soit un objectif raisonnable d'imaginer qu'il faut que la guerre se poursuive jusqu'au moment de la débâcle russe et de la chute de Poutine", poursuit l'invité d'#Helvetica.
"On est face à quelqu'un qui ne va jamais s'arrêter, mais notre objectif ne peut pas être celui du changement de régime à Moscou. Je pense que l'objectif doit être d'imposer par la force une négociation à la Russie."
Et pour Giuliano da Empoli, l'issue du conflit reste très incertaine: "S'il arrive à consolider son pouvoir à l'intérieur de la Russie, s'il arrive à garder une partie du territoire ukrainien et s'il arrive à semer le chaos à l'extérieur, à détruire cette idée d'une Ukraine européenne, je pense que les jeux ne sont pas encore faits."
L'Europe prise en tenaille dans le conflit
Mais l'Europe justement, qui rêvait avec la fin de la Guerre froide de pouvoir s'allier avec une Russie forte aux nombreuses ressources, s'est retrouvée prise en tenaille par le conflit en Ukraine.
"L'Europe, de ce point de vue, est dans une condition assez tragique, nous ne sommes pas du tout maîtres de notre destin", analyse l'auteur du "mage du Kremlin", un livre qui est sorti juste après le début de la guerre. "Cette idée un peu ironique que nous avions de la 'fin de l'Histoire', remplacée par des échanges commerciaux, des traités pacifiques, nous sommes un peu les seuls qui y ont cru."
"Et on voit bien aujourd'hui que ni les Américains, ni les Russes, ni les Chinois y croient jusqu'au bout", ajoute encore Giuliano da Empoli. "L'Europe est en position de faiblesse, même si sa réaction a été assez forte face à l'invasion de l'Ukraine."
Propos recueillis par Philippe Revaz
Adaptation web: Olivier Angehrn