Climat: Holcim et Lonza, les plus gros pollueurs en Suisse

Grand Format

Introduction

Cinq entreprises sont responsables de près d’un dixième des gaz à effet de serre émis en Suisse, dévoile une enquête de l’émission Mise au Point. En tête: le cimentier Holcim et le géant de la chimie Lonza, dont une fuite récemment découverte alourdit l'empreinte du pays depuis 50 ans.

Chapitre 1
La Suisse des usines

Les 20 entreprises les plus polluantes du pays

Il y a la Suisse des lacs et des montagnes, celle des cartes postales. Et il y a la Suisse industrielle, celle des usines et de leurs émissions de gaz à effet de serre.

L'industrie constitue le secteur le plus polluant après celui des transports. D'après l'inventaire fédéral des gaz à effet de serre, un quart des émissions sur sol suisse proviennent des milliers d'entreprises industrielles du pays.

Mais, selon notre enquête, une très grande partie de ces gaz sont rejetés par une poignée d'usines. Celles-ci appartiennent aux cimentiers Holcim, Jura Materials et Vigier Ciment, au géant de la chimie Lonza ainsi qu'à l'entreprise pétrolière Varo qui exploite la raffinerie à Cressier (NE).

Ces cinq entreprises ont émis 3,84 millions de tonnes d'équivalents CO2 en 2019, d'après une analyse de la RTS basée sur les données de l'Office fédéral de l'environnement. Seules les émissions directes de leurs grands sites industriels ont été prises en compte (lire la méthodologie sous le tableau).

Ce chiffre représente 8,3% de tous les gaz à effet de serre émis en Suisse. Soit plus d'un tiers des émissions de toute l'industrie. Autres comparaisons frappantes: l'empreinte carbone annuelle de ces cinq entreprises égale celle des populations des cantons de Fribourg, du Valais et du Jura réunies, ou de la totalité des transports du pays pendant 93 jours.

Quelques grands groupes et des déchets

Pour la climatologue Martine Rebetez, ces chiffres sont inquiétants. "La Suisse ne tient pas les objectifs climatiques qu'elle s'est fixés sur son propre territoire. On a pris 30 ans de retard", regrette-t-elle. "On doit progresser dans tous les domaines: dans l'industrie bien sûr, mais aussi au plan individuel, collectif et politique."

En effet, une part des émissions de l'industrie est directement liée au comportement de la population. La suite de notre classement l'illustre, puisqu'il compte 14 entreprises actives dans le traitement de déchets, notamment les services industriels des grandes régions du pays.

Au total, la trentaine d'usines d'incinération d'ordures ménagères ainsi que le traitement des eaux émettent 6,5% des gaz à effet de serre du pays, soit un quart de la pollution émanant de l'industrie. Malgré les améliorations techniques pour récupérer les polluants et l'utilisation de la chaleur pour produire de l'énergie, la situation reste "insatisfaisante", d'après l'Office fédéral de l'environnement, en raison de la quantité de déchets trop importante.

>> L'interview de Jean-Daniel Luthi, président de Tridel Lausanne :

Déchets : interview de Jean-Daniel Luthi, président de Tridel, usine de valorisation des déchets.
Mise au point - Publié le 13 juin 2021

Chapitre 2
Dans les fours d'Holcim

Le poids des cimenteries

Le ciment, c'est la branche de l'industrie qui rejette le plus de gaz à effet de serre. Comme le montre notre classement ci-dessus, trois cimentiers figurent parmi les cinq entreprises les plus polluantes en Suisse. La raison est simple: fabriquer du ciment génère beaucoup de CO2.

Pour le comprendre, Mise au Point a visité le site d'Holcim à Eclépens, dans le canton de Vaud, l'une des trois cimenteries du numéro un de la branche en Suisse. Un four de 60 mètres y chauffe des roches à des températures extrêmes, ce qui demande du combustible en abondance. De plus, la roche en fusion à l'intérieur du four libère des grandes quantités de CO2, qui sont relâchées dans l’atmosphère. Une fois refroidi, le résultat forme le clinker, une sorte de pâte essentielle à la formation du ciment.

Lors de sa visite à Eclépens, Mise au Point a remis au directeur du site le trophée symbolique de l'entreprise la plus polluante du pays. "Je vais essayer de tout faire pour ne pas décrocher à nouveau ce trophée l'année prochaine", a réagi François Girod, directeur de la cimenterie d'Eclépens.

Ce n'est toutefois pas une surprise. François Girod se dit "parfaitement conscient" du CO2 que son usine génère. Mais, pour lui, cette pollution est liée à un besoin local: "C'est un CO2 qui est pour la consommation de la Suisse, donc c'est normal que la Suisse émette du CO2 pour sa propre consommation."

>> Retrouver ici le reportage de Mise au Point :

Pollution : Entreprises au top
Mise au point - Publié le 13 juin 2021

Sortir de la dépendance au béton?

Cette vision ne convainc pas les militants écologistes, qui ciblent de plus en plus ce secteur. Des activistes ont créé en octobre dernier la première "zone à défendre" (ZAD) de Suisse sur la colline du Mormont, près d'Eclépens, pour empêcher l'extension de la carrière d'Holcim. Jusqu'à son démantèlement en mars, ils y ont dénoncé l'exploitation de la colline et la pollution massive de la branche.

Face aux critiques, le directeur de la cimenterie d'Eclépens met en avant les progrès réalisés par son groupe, notamment grâce à l'utilisation de combustibles alternatifs. "Holcim Suisse a réduit de 30% ses émissions de CO2 par rapport à 1990 par tonne de ciment. C'est beaucoup", affirme François Girod.

Ces dix dernières années, les émissions en Suisse des trois grands cimentiers ont effectivement diminué de 12%, comme le montre le graphique ci-dessous. Mais cette baisse reste trop lente et trop faible, selon certains scientifiques, qui déplorent surtout la dépendance au béton de notre société. Car la demande, elle, ne baisse pas.

"Si on veut progresser au-delà des améliorations technologiques, la solution c'est de consommer autrement", estime la climatologue Martine Rebetez. "Si nous achetons du ciment, il faudra bien le produire. Il faudrait mieux construire avec d'autres matériaux comme le bois. En clair, réduire notre consommation plutôt que de se plaindre de la manière dont les cimentiers produisent le ciment, alors qu'ils se sont améliorés".

Chapitre 3
Lonza à Viège, site le plus polluant en Suisse

Une fuite de gaz hilarant source d'inquiétudes

Deuxième entreprise de notre classement, Lonza exploite à Viège en Valais le site industriel le plus polluant du pays. C'est là que le groupe bâlois produit le principe actif pour le vaccin anti-Covid de Moderna. Mais c'est une autre usine du site qui est en cause: celle productrice de niacine, une vitamine utilisée dans des produits alimentaires.

Une fuite de cette usine rejette dans l'atmosphère d'énormes quantités de gaz hilarant, ou protoxyde d'azote (N2O), un gaz à effet de serre 300 fois plus néfaste que le CO2. A elle seule, elle émet 1% des gaz à effet de serre du pays.

Le problème? Personne n'était au courant de cette fuite jusqu'à un bref communiqué de l'Office fédéral de l'environnement, diffusé en février 2020. On y apprend notamment que l'usine de niacine est exploitée "à cette fin depuis 1971". Autrement dit, ces émissions durent depuis cinquante ans. L'office ajoute: "Lonza s'est engagée envers l'OFEV à installer un catalyseur et à réduire ses émissions d'au moins 98% d’ici à fin 2021."

Ce communiqué conclut un long bras de fer entre la Confédération et Lonza. Un bras de fer remporté par le géant de la chimie. Les dessous de l'affaire ont été révélés en octobre dernier par le Tages-Anzeiger, qui a obtenu les échanges entre l'OFEV et Lonza. Ces documents, que nous nous sommes également procurés, mettent en lumière les rapports de force dans les négociations.

D'une part, l'office n'a pas pu imposer l'installation rapide d'un catalyseur, faute de base légale. La législation concernant les rejets de N2O reste très permissive car ce gaz n'est pas nocif pour l'être humain, seulement pour l'environnement. D'autre part, Lonza n'a pas hésité à brandir par courrier la menace d'une délocalisation de l'usine en Chine pour arriver à ses fins: ne pas débourser un centime (lire le détail dans notre chronologie ci-dessous).

Au final, Lonza n'a donc ni à payer des réparations pour les émissions qui durent depuis cinquante ans, ni pour les émissions depuis la découverte de la fuite. Selon le Tages-Anzeiger, le groupe pourrait même faire des bénéfices sur les droits d'émissions de gaz à effet de serre octroyés par la Confédération.

Etonnamment, cette affaire a suscité peu de réactions. "On dit que Viège, c'est Lonza Stadt", explique le conseiller national Christophe Clivaz, l'un des rares politiciens valaisans critiques envers le groupe bâlois. "L'entreprise génère tellement d'emplois qu'elle a une influence énorme. Je ne dis pas qu'elle a des passe-droits, mais elle a utilisé son poids économique comme levier de négociation avec l'OFEV", explique le Vert.

Le directeur de la communication de Lonza, Stefan Wyer, s'en défend: "Dès que nous avons pris conscience de la dangerosité du protoxyde d'azote pour le climat, nous avons réagi. Il n'y a pas de valeur limite concernant les émissions de protoxyde d'azote dans l'ordonnance sur la protection de l'air. Malgré tout, nous avons voulu prendre des mesures."

Depuis sa découverte en 2017, la fuite de gaz hilarant a relâché plus de 8000 tonnes de N2O dans l'atmosphère.

Nouvelles fuites "pas exclues"

Au-delà du cas Lonza, cette affaire pose la question du contrôle des émissions de gaz à effet de serre. Comment une fuite de gaz nocif pour l'environnement a-t-elle pu passer inaperçue pendant 50 ans?

"Ce qui m'inquiète, c'est que Lonza est peut-être un cas parmi d'autres", alerte le conseiller national Christophe Clivaz. "Je souhaiterais qu'on réalise une analyse globale pour s'assurer qu'il n'y pas d'autres mauvaises surprises".

Ce n'est pas prévu par la Confédération. Interrogé par Mise au Point, l'OFEV indique "ne pas effectuer de contrôle sur les sites". L'office explique que "les sources ponctuelles des grandes installations industrielles, à l'instar de celles détectées à la Lonza, sont relevées par les entreprises concernées". En clair, les entreprises doivent s'auto-contrôler et les coupables se dénoncer eux-mêmes.

Christophe Clivaz s'interroge sur les limites de ce système. "Quand les entreprises découvrent des émissions, elles sont censées les compenser. Cela a un coût pour elles", souligne le conseiller national. "En fonction de leur sensibilité ou de leur situation financière, elles peuvent se poser la question de l'intérêt à déclarer ou pas ces émissions."

Un principe d'auto-contrôle dont l'OFEV semble aussi comprendre les limites. L'office conclut sa réponse à nos questions par cette phrase peu rassurante: "Il n'est pas possible d'exclure que de nouvelles sources d'émissions soient détectées à l'avenir".

Chapitre 4
Et la pollution en dehors de Suisse?

KEYSTONE - Gaetan Bally)

Une ONG pousse les multinationales vers la transparence

Jusque-là, notre enquête s'est focalisée sur la pollution des entreprises sur sol helvétique. Mais 60% des émissions liées à la consommation en Suisse sont générées à l'étranger. Et les activités des grands groupes dépassent souvent les frontières. Quelle est leur empreinte carbone globale?

Difficile d'apporter une réponse précise. Déjà maigres à l'échelle nationale, les données sont quasiment inexistantes au niveau mondial.

Des ONG tentent de combler ce vide, à l'image du Carbon Disclosure Project (CDP). Mandatée par des centaines d'investisseurs institutionnels, cette organisation questionne chaque année plusieurs milliers de sociétés sur leur empreinte carbone. Sur les 160 groupes basés en Suisse interrogés, une cinquantaine ont répondu, d'après les données du CDP que nous avons pu obtenir. Il s'agit de déclarations volontaires qu'il n'est pas possible de vérifier.

Favoriser une économie durable

Parmi les groupes suisses ayant répondu, LafargeHolcim se situe très largement en tête. Le géant du ciment issu de la fusion entre Lafarge et Holcim en 2015, actif dans une septantaine de pays, annonce avoir émis 120 millions de tonnes de CO2 en 2019. C'est 92 fois plus que sa filiale suisse et bien plus que la somme des émissions de tous les autres groupes ayant répondu.

Mais, étonnamment, le CDP n'est pas critique envers LafargeHolcim. Au contraire, il lui donne dans son classement la meilleure note, un A, en raison des objectifs fixés par le groupe. Ces notes, de A à F, dépendent de la transparence des groupes et de leurs ambitions environnementales, mais pas de leurs émissions actuelles. Le but? Diriger les investisseurs vers les groupes qui vont dans la bonne direction et favoriser une économie durable.

Certains se méfient toutefois des beaux discours. Une frange des actionnaires se bat pour accélérer la transformation des grands groupes, les appelant à passer de la parole aux actes. Après l'assemblée générale de LafargeHolcim fin avril, l'association pour un actionnariat responsable Actares a salué sa stratégie climatique. Mais elle lui a préconisé "de réduire les apparences" et "d'agir davantage" en faveur du climat.