Ces Suisses géniaux mais... oubliés

Grand Format

Introduction

Ils ont été pionniers dans leur domaine, sont à l'origine de découvertes majeures dont certaines influent encore sur nos vies et pourtant, leur nom ne vous dit probablement rien. Découvrez ici les portraits de cinq Suisses et Suissesses au génie méconnu.

Portrait 1
Felix-Valentin Genecand (1879-1957), le Genevois inventeur des clous Tricounis

Le Genevois Felix-Valentin Genecand est le père des Tricounis, ces clous mythiques du 20e siècle destinés à équiper les semelles des chaussures, qui permettent de ne plus glisser ou presque sur les pentes.

Cette innovation a révolutionné le monde de l’alpinisme en permettant de vaincre certaines des faces les plus inaccessibles, notamment la face Nord de l’Eiger, conquise en 1938, Tricounis aux pieds.

Felix-Valentin Genecand, bijoutier-sertisseur né en 1879 à Carouge (GE), est un passionné de montagne avant tout, qui a battu le record du monde de saut à ski à Chamonix en 1902.

C'est particulièrement le Salève, emblème de la région, qui le fascine. Ses pentes abruptes créent à l'époque de nombreux accidents et c’est l’un d’entre eux qui va inspirer à Felix-Valentin Genecand les Tricounis.

Dans les années 1920, le Genevois devient un véritable homme d'affaires. Ses clous sont exportés par millions à travers le monde; ils équipent même les armées française, américaine, canadienne et bien sûr suisse. Le mot tricouni, lui, fait son entrée dans le dictionnaire en 1925.

Mais Felix-Valentin Genecand est loin de se résumer aux Tricounis. "Chansonnier", "poète", "un peu fleur bleue", selon l'historien Jean Plançon, il développe d'autres techniques et va inventer en 1938 la première chaussure sans lacets, avec fermeture à boucle, "dont on se sert toujours puisque ce sont nos chaussures à ski actuelles qui portent les boucles Tricouni", relève Jean Plançon.

Des montagnes à son nom

L’arrivée du caoutchouc va mettre fin au succès de l’entreprise familiale. Felix-Valentin Genecand décède en 1957 et laisse derrière lui un quasi-empire qui s’effondrera progressivement au cours des décennies.

Alors que reste-t-il de l’inventeur et de son invention? Des souvenirs de randonnées ou d’armées avant tout pour l’ancienne génération; une Guggenmusik, les Tricounis à Belfaux (FR); mais aussi des noms de montagnes.

Le Canada, où les clous Tricouni ont connu un énorme succès, a ses Tricouni Mountains - aussi appelées Tricouni Peaks-, "une petite chaîne de montagnes formée de trois pics qui ressemblent assez curieusement aux clous Tricouni", pointe l'historien Jean Plançon.

Et une montagne en Antarctique s'appelle le mont Genecand. "On a voulu rendre hommage à cet inventeur et à ses clous qui ont permis une avancée considérable en matière de sécurité pour l'alpinisme ou les grandes expéditions polaires", relate l'historien.

Reste alors une interrogation, comment un tel destin est-il tombé ainsi dans l’oubli? Pour Jean Plançon, "c'est la faute aux historiens, (...) à qui il appartient de ne pas l'oublier". Ils sont d'ailleurs plusieurs dans la région à vouloir remettre au goût du jour l’histoire de ce génial Genevois qui a fait marcher le monde entier.

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Une botte d'alpinisme avec crampons Tricouni. [Wikipedia - Springginggelar]Wikipedia - Springginggelar
La Matinale - Publié le 30 décembre 2019

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La marque suisse : Tricouni
So Sweet Zerland - Publié le 6 janvier 2011

Portrait 2
Valérie de Gasparin (1813-1894), fondatrice de l'école d'infirmières de La Source à Lausanne

Archives de La Source

Avec son mari le comte Agénor, Valérie de Gasparin a créé en 1859 l’école d’infirmières de La Source dans le quartier de Beaulieu à Lausanne.

Née en 1813 à Genève dans une famille aisée, Valérie de Gasparin était "une philanthrope très active, avec des valeurs, la volonté d'aider les démunis et elle s'est toujours intéressée aux soins", relate Jacques Chapuis, le directeur de l’Institut et Haute École de la Santé La Source.

A l'âge de 46 ans, elle a mis sur pied ce qui s'appelait alors l'Ecole normale de garde-malades de Lausanne, la première institution laïque de ce genre au monde. A l'époque, les garde-malades étaient des religieuses qui portaient l'habit et agissaient par vocation.

"Jusque dans les années 1980, en Suisse alémanique on continuait à dire 'Schwester' ("soeur") pour infirmière, c'était quelque chose de très implanté", rappelle Jacques Chapuis. Valérie de Gasparin a pris le parti de faire de la profession d'infirmière un véritable métier rétribué, et de former des infirmières avec un bon bagage intellectuel.

"Moderne, avant-gardiste et révolutionnaire"

La philanthrope était pourtant une protestante très croyante, membre du mouvement du Réveil. Il s'agissait "de mériter sa rétribution financière contre ses actions", explique l'archiviste de La Source Séverine Allimann.

Pour l'actuel directeur de l'école, Valérie de Gasparin était "moderne, avant-gardiste et révolutionnaire". "Je ne pense pas qu'elle aurait eu l'idée de s'appeler féministe à l'époque, mais [son] impact a été clairement en direction de l'émancipation des femmes et elle a amené un certain nombre d'idées qui ont passablement dérangé le système établi", estime Jacques Chapuis.

Même s'ils organisaient la formation comme ils le voulaient, les premiers directeurs de La Source avaient peur des décisions de Valérie de Gasparin. Crainte mais respectée, elle s'est occupée de l'institution toute sa vie et l'a pérennisée quatre ans avant sa mort, en créant une fondation et en la dotant d'un capital.

Elle s'est éteinte à Genève en 1894 à l'âge de 81 ans.

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Valérie de Gasparin [Archives de La Source]Archives de La Source
La Matinale - Publié le 2 janvier 2020

Portrait 3
Emma Kunz (1892-1963), artiste et guérisseuse alémanique

Emma Kunz est décédée en Appenzell en 1963, à l'âge de 71 ans, isolée et ignorée de ses contemporains. Médium, guérisseuse et artiste, elle avait choisi, quelques années plus tôt, de quitter son Argovie natale pour échapper à la méfiance du pharmacien cantonal.

Emma Kunz à son bureau à Waldstatt (AR) en 1958. [Emma Kunz Zentrum]
Emma Kunz à son bureau à Waldstatt (AR) en 1958. [Emma Kunz Zentrum]

Bien des années plus tard, au printemps dernier, à Londres, la Serpentine Gallery lui a consacré une grande exposition. Son commissaire, le Zurichois Hans-Ulrich Obrist, ne tarit pas d'éloges sur son travail, pionnier, dit-il, dans l'art abstrait.

Emma Kunz est née en 1892, non loin de Würenlos, dans une famille très modeste. Sans  mari ni enfant, elle vivait de petits métiers et était considérée comme marginale dans cette campagne argovienne du début du 20e siècle. Mais ses dons de guérisseuse, manifestés dès l'adolescence, suscitaient aussi l'intérêt de certains habitants, jusqu'au directeur des carrières de Würenlos, dont le petit garçon souffrait de la polio.

Le petit garçon, guéri dans les années 40 par Emma Kunz, s'appelait Anton Meyer. Une fois adulte, il a passé sa vie à faire connaître sa bienfaîtrice. C'est lui qui a créé la Fondation Emma Kunz. Il a aussi commercialisé la poudre de roche salvatrice que l'on trouve en pharmacie dans toute la Suisse.

Emma Kunz sur la façade du centre qui lui est consacré. [RTS - Séverine Ambrus]
Emma Kunz sur la façade du centre qui lui est consacré. [RTS - Séverine Ambrus]

Une oeuvre spirituelle

La dimension spirituelle est aussi au coeur de l'oeuvre picturale d'Emma Kunz. L'Argovienne, d'ailleurs, ne se disait pas artiste. Ses dessins, réalisés comme sous dictée médiumnique, devaient être au service d'un message spirite, pas toujours facile à décrypter.

Les dessins d'Emma Kunz sont pour la plupart des grands formats géométriques colorés. Leur réalisation était un mélange de mystère et de méthode ritualisée. L'artiste travaillait toujours avec une pendule dont le mouvement, retranscrit sur le papier, était disait-elle la réponse à une question, spirituelle, scientifique ou politique. Une question qu'Emma Kunz n'expliquait pas- elle n'a laissé aucun écrit - c'est au spectateur de l'imaginer.

Ces Suisses géniaux mais... oubliés - Emma Kunz

Portrait 4
Erwin Haag et Claude Blancpain, les créateurs du "Parfait"

La recette originale de la pâte à tartiner "Le Parfait" est le fruit de la collaboration de deux scientifiques, Erwin Haag et Claude Blancpain. Les deux hommes se lient d'amitié à la fin des années 1930 à l'Institut Pasteur à Paris.

Claude Blancpain, issu de la dynastie des brasseurs propriétaires de la Brasserie Cardinal, s'intéresse de près à la fermentation des levures. En 1942, pendant la Seconde Guerre mondiale, il fonde à Fribourg la fabrique de produits alimentaires et diététiques Dyna, où il développe des spécialités à base de levure.

Parmi ses inventions, la pâte à tartiner "Tartex". "Un produit sans viande, à base de levure de bière, contenant une quantité de vitamine B qui remplaçait la vitamine B de la viande. C'était ça l'idée", explique son fils François-Dominique Blancpain.

Une multitude d'essais pour trouver LA formule

A la fin de la guerre, la viande est de retour et les Suisses veulent en trouver dans leur pâté. Erwin Haag a alors l'idée d'ajouter du foie de porc au pâté de base à la levure de bière.

L'élaboration de cette pâte à tartiner n'est toutefois pas facile. Une multitude d'essais sont nécessaires pour trouver le juste équilibre. Rose-Blanche Haag, l'épouse d'Erwin Haag, a été mise à contribution.

"Pendant une cinquantaine de soirs, [mon mari] venait avec son produit et je lui disais 'c'est pas bon!'. Je l'ai déçu bien souvent, jusqu'au soir où je lui ai dit 'je trouve que c'est bon'", raconte la veuve aujourd'hui âgée de 104 ans.

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Tube de pâte à tartiner Parfait. [Keystone - Christian Beutler]Keystone - Christian Beutler
La Matinale - Publié le 31 décembre 2019

"C'est parfait!"

Le lendemain soir, Erwin Haag apporte sa pâte à tartiner chez les Blancpain pour l'apéritif. Bertrande, l'épouse de Claude Blancpain, s'extasie: "mais c'est parfait!". C'est de là que vient le nom. Nestlé est aujourd'hui propriétaire du Parfait et en produit 700 tonnes chaque année.

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La marque suisse : Le Parfait
So Sweet Zerland - Publié le 27 décembre 2010

Portrait 5
Emile Argand (1879-1940), fondateur de l’Institut de géologie de Neuchâtel

RTS - Deborah Sohlbank

Emile Argand naît à Genève en 1879. Formé comme dessinateur, il entame des études de médecines. Mais après sa rencontre avec Maurice Lugeon en 1905, il se tourne vers la géologie et rejoint l'équipe du professeur vaudois.

Un portrait d'Emile Argand
Un portrait d'Emile Argand

Sur le terrain, les deux hommes comprennent que  les mouvements des Alpes ne sont pas verticaux, alors que parallèlement à cela un Allemand élabore la théorie de la dérive des continents. Ce sont les prémices de la tectonique des plaques. L'homme - qui n'était même pas géologue - a été complètement rejeté, personne ne l'a cru. Seuls trois savants mondiaux ont perpétué cette idée. Parmi eux: le Suisse Emile Argand.

Pour Thierry Malvesy, conservateur au Muséum d'Histoire naturelle de Neuchâtel, "le Genevois était un précurseur qui avait 50 ans d'avance tout simplement". C'est en effet en 1967 seulement que la tectonique des plaques est validée par la communauté scientifique.

Emile Argand arrive à Neuchâtel en 1911, où il fonde l'institut de géologie fondé en 1918. Il constitue une collection importante d'études géologiques qu'il fait venir du monde entier et qu'il lira lui-même. Il parlait en effet 5 langues couramment, plus les langues mortes, rappelle Thierry Malvesy.

La carte de l'Eurasie

Grâce à ces lectures, Argand réalise en 1922, sa fameuse carte de l'Eurasie, une synthèse de toutes ses connaissances géologiques.

Le non-initié d'aujourd'hui la trouvera belle à regarder, mais les scientifiques de l'époque n'y comprennent rien, si ce n'est qu'ils ont affaire à une oeuvre exceptionnelle.

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Un portrait d'Emile Argand
La Matinale - Publié le 3 janvier 2020

>> Voir aussi le sujet de Couleurs locales :

Le portrait d'Emile Argand, créateur de l'Institut de Géologie de Neuchâtel il y a 100 ans.
Couleurs locales - Publié le 12 septembre 2018