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Dans l'affaire du djihadiste de Morges, l'amie du défunt se retourne contre la Confédération

Dans l'affaire du djihadiste de Morges, la petite amie du défunt se retourne contre la Confédération et réclame 25'000 francs d'indemnité. [Keystone - Anthony Anex]
Dans l'affaire du djihadiste de Morges, la petite amie du défunt se retourne contre la Confédération et réclame 25'000 francs d'indemnité. - [Keystone - Anthony Anex]
La petite amie de l'homme assassiné d'un coup de couteau par un djihadiste en septembre 2020 à Morges réclame 25'000 francs d'indemnité pour tort moral, révèle le Pôle enquête de la RTS. Pour elle, son compagnon ne serait pas mort si le Ministère public de la Confédération n'avait pas failli.

Joana, 23 ans, était la petite amie de Joao, ce Portugais de 29 ans assassiné en septembre 2020 dans un kebab de Morges (VD). La jeune femme se trouvait à ses côtés lorsqu'un Turco-Suisse alors âgé de 26 ans l'a poignardé à mort en criant "Allah est le plus grand". Ce drame est le premier homicide à caractère djihadiste en Suisse.

Selon les informations du Pôle enquête de la RTS, Joana s'est retournée contre la Confédération. Le 19 juin 2023, par l'entremise de son avocat Fabien Mingard, elle a transmis un courrier de onze pages au Département fédéral des finances (DFF). Dans cette lettre dont la RTS a pris connaissance, elle demande 25'000 francs d'indemnité pour tort moral.

Pour faire simple, Joana reproche à la procureure fédérale en charge du dossier du Turco-Suisse d'avoir failli dans sa tâche. Elle demande donc réparation à la Confédération qui, selon la loi, "répond du dommage causé par un fonctionnaire dans l'exercice de ses fonctions".

"Par son inaction, totalement incompréhensible, force est de constater que la procureure fédérale a commis une faute grave dans l'exercice de ses fonctions", écrit Me Mingard dans la lettre.

>> L'interview de Fabien Mingard dans La Matinale :

Un rapport de la Confédération fait état de lacunes dans la lutte contre le terrorisme en Suisse. [RTS]RTS
Djihadiste de Morges: l'amie du défunt se retourne contre la Confédération / interview de Fabien Mingard / La Matinale / 56 sec. / le 5 septembre 2023

Libération soumise à conditions

Pour mieux comprendre les accusations de la compagne de Joao, il faut remonter le temps, revenir sur les écarts du djihadiste dans les semaines qui ont précédé le drame, mais aussi sur l'absence de réaction du Ministère public de la Confédération, notamment dénoncée par les autorités vaudoises.

En avril 2019, celui qui n'est pas encore un assassin tente de faire exploser une station-service dans le canton de Vaud. Il est arrêté et il passe un an et trois mois en détention provisoire avant d'être remis en liberté, en juillet 2020, à la demande de la procureure fédérale qui instruit l'affaire.

Une libération soumise à conditions. Le prévenu doit respecter 16 règles, "des mesures de substitution" ordonnées par le Tribunal des mesures de contrainte du canton de Berne.

Il revient au Ministère public de la Confédération de mettre en oeuvre ces mesures. Quant à la surveillance de leur exécution, elle relève du Ministère public de la Confédération, de la police cantonale vaudoise, de la police judiciaire fédérale et du Tribunal des mesures de contrainte bernois.

"Au moindre écart", c'est la prison

Parmi ces mesures, il y a "l'obligation de suivre régulièrement une formation/activité professionnelle au sein de la Fondation X" ainsi que "l'obligation de se présenter une fois par semaine au poste de police".

La procureure fédérale se montre alors très claire avec le prévenu. S'il ne respecte pas ces mesures, c'est retour à la case prison. Voici ce qu'elle lui dit le 29 juin 2020, deux semaines avant sa libération: "Un programme exceptionnel a été mis en place exprès pour vous. Il est établi pour vous donner une deuxième chance. Au moindre écart, vous serez remis en détention".

Le prévenu est averti, mais il ne respecte aucunement les règles fixées pour autant. Dans son courrier adressé au Département fédéral des finances, l'avocat de Joana liste ses manquements. Voici quelques exemples:

  • Le 19 juillet 2020, soit moins d'une semaine après sa libération, le Turco-Suisse ne se présente pas au poste de police. Une patrouille se rend à l'auberge dans laquelle il loge. Il affirme avoir oublié d'enclencher le réveil. La procureure fédérale est informée deux jours plus tard.

  • Le 22 juillet 2020, il ne se présente pas à ses ateliers de travail, prétextant une courbature qui demande plusieurs jours de récupération. La procureure est avisée le jour même.

  • Le 2 août 2020, il ne se présente pas au poste de police, expliquant être resté endormi. La police le somme de se présenter plus tard dans la journée, mais il n'obéit pas. La procureure est renseignée le jour même.

Le 17 août 2020, les différents intervenants impliqués dans la mise en œuvre des mesures de substitution se retrouvent dans les locaux de la police cantonale vaudoise pour faire un point de situation. A cette occasion, et en présence du Ministère public de la Confédération, la police vaudoise relève que le prévenu ne respecte aucune des règles fixées.

>> Lire aussi : Vaud avait alerté le parquet fédéral sur les écarts du djihadiste de Morges

Un testament dans sa chambre

Trois semaines plus tard, le 8 septembre 2020, la police vaudoise perquisitionne la chambre du prévenu. Elle met alors la main sur un testament écrit, non daté. Elle constate également que le jeune homme a effacé l'historique d'activité sur son téléphone. Informé, le Ministère public vaudois fait part de son inquiétude le jour même au Ministère public de la Confédération.

Quatre jours plus tard, le 12 septembre 2020, soit deux mois après sa libération provisoire, le Turco-Suisse devient un assassin en poignardant à mort Joao près de la gare de Morges.

Dans son courrier destiné au Département fédéral des finances, Me Fabien Mingard accable la procureure fédérale en charge du dossier. "La mort de Joao ne serait bien évidemment pas survenue si les mesures adéquates, et qui ne pouvaient que s'imposer au vu de la situation, avaient été prises", écrit-il.

L'avocat de Joana n'est pas le seul à mettre en cause le travail de la procureure fédérale dans ce dossier. Après avoir examiné cette affaire, l'Autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération a publié un communiqué en mars de cette année dans lequel elle "déplore l'absence de réaction du Ministère public de la Confédération après que les autorités vaudoises ont signalé diverses violations des mesures de substitution imposées. Il aurait fallu procéder à une évaluation plus approfondie de la dangerosité du prévenu en tenant compte des points de vue de l'ensemble des autorités impliquées".

>> Lire : Le Ministère public de la Confédération a failli dans l'affaire du djihadiste de Morges

Les juges tancent la procureure

La procureure fédérale est également tancée par les trois juges du Tribunal pénal fédéral qui ont condamné le prévenu à 20 ans de prison ainsi qu'à une mesure thérapeutique institutionnelle en milieu fermé en janvier de cette année.

Dans leur jugement de 185 pages dont le Pôle enquête de la RTS a pris connaissance, ils reviennent ainsi sur les deux mois qui se sont écoulés entre la libération du prévenu, en juillet 2020, et son passage à l'acte, en septembre 2020. "Il est frappant de voir que les absences du prévenu, quasi systématiques, aux ateliers éducatifs et le fait qu'il ne se soit jamais présenté au commissariat de la police régionale n'ont donné lieu à aucune réelle réaction de la direction de la procédure (ndlr, la procureure fédérale) et qu'il suffisait au prévenu d'invoquer de prétendues douleurs articulaires, sans même fournir de certificat, pour qu'il puisse demeurer dans sa chambre d'hôtel sans être inquiété", écrivent-ils.

Les trois juges s'étonnent également de la passivité de la procureure fédérale après la perquisition de la police dans la chambre du prévenu quatre jours avant l'assassinat. "Le prévenu a rédigé un testament quelques jours avant l'homicide. La découverte de ce document ainsi que de son téléphone portable dont les données téléphoniques avaient été supprimées, hormis des chants de guerre djihadistes, n'a pas interpelé la direction de la procédure, celle-ci se contentant d'ordonner une extraction des données du téléphone saisi."

Contactée dans le cadre de cette enquête, la procureure fédérale mise en cause n'a pas souhaité répondre aux questions de la RTS. Quant au Ministère public de la Confédération, lui aussi contacté, il a transmis un courriel détaillé (lire l’encadré), mais qui ne répond pas aux questions précises. Le parquet fédéral précise qu'il "procède à des actes de procédure conformément aux directives définies par la loi", que ses actes "sont soumis au contrôle des tribunaux" et enfin "que la lutte contre le terrorisme djihadiste implique un grand nombre d'acteurs et d'autorités".

Fabiano Citroni, Pôle enquête RTS

Information développée dans La Matinale (Journal horaire de 07h00)

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Des questions qui restent sans réponse

Le Pôle enquête de la RTS a envoyé quatre questions précises, identiques, tant à la procureure fédérale mise en cause qu'au Ministère public de la Confédération. Voici les questions:

Question 1. La petite amie de la victime dénonce "l'inaction, totalement incompréhensible" de la procureure fédérale qui aurait commis "une faute grave dans l'exercice de ses fonctions". Elle ajoute que la mort de son compagnon "ne serait pas survenue si les mesures adéquates avaient été prises". Comment le Ministère public de la Confédération se positionne-t-il sur ce point?

Question 2. La procureure fédérale avait dit au prévenu, deux semaines avant sa libération, qu'au "moindre écart" il serait remis en détention. Or, le prévenu a commis de nombreux écarts. Pourquoi n'a-t-il pas été remis en détention?

Question 3. Le 8 septembre 2020, la police cantonale vaudoise a effectué une perquisition dans la chambre du prévenu. Le même jour, le Ministère public central du canton de Vaud a fait part de son inquiétude au Ministère public de la Confédération. Pourquoi le prévenu n'a-t-il pas été remis en détention à ce moment-là?

Question 4. Dans son jugement du 10 janvier 2023, le Tribunal pénal fédéral tance, sans la citer, la procureure fédérale.

Voici deux extraits, page 120 du jugement:

"Il est également frappant de voir que les absences du prévenu, quasi systématiques, aux ateliers éducatifs et le fait qu'il ne se soit jamais présenté au commissariat de la police régionale n'ont donné lieu à aucune réelle réaction de la direction de la procédure et qu'il suffisait au prévenu d'invoquer de prétendues douleurs articulaires, sans même fournir de certificat, pour qu'il puisse demeurer dans sa chambre d'hôtel sans être inquiété."

"Par ailleurs, le prévenu a rédigé un testament quelques jours avant l'homicide. La découverte de ce document ainsi que de son téléphone portable dont les données téléphoniques avaient été supprimées, hormis des chants de guerre djihadistes, n'a pas interpellé la direction de la procédure, celle-ci se contentant d'ordonner une extraction des données du téléphone saisi."

Comment vous positionnez-vous sur ces deux points?

Réponses du Ministère public de la Confédération

La procureure fédérale, qui occupe désormais un poste de cadre au sein du Service de renseignement de la Confédération, a fait savoir à la RTS qu'elle n'a "aucun commentaire à apporter" à ses questions.

Le Ministère public de la Confédération, lui, n'a pas répondu directement aux questions, mais a tenu à "préciser" sept points, en allemand. Voici sa réponse traduite par un logiciel:

Point 1. "Une éventuelle action en responsabilité contre la Confédération est - comme on peut le déduire du terme - dirigée contre la Confédération et non contre un individu. Les éventuelles demandes de dommages et intérêts dans le cadre d'une telle action en responsabilité ne peuvent pas être formulées contre un individu."

Point 2. "Conformément à la loi fédérale sur l'organisation des autorités pénales de la Confédération, la responsabilité globale d'une poursuite pénale professionnelle et efficace dans les affaires relevant de la juridiction fédérale incombe toujours au procureur général de la Confédération et non à des responsables de procédure individuels."

Point 3. "Le traitement des actions en responsabilité dirigées contre la Confédération relève de la compétence du Département fédéral des finances (DFF), auquel il convient d'adresser les questions correspondantes."

Point 4. "Les actes de procédure du Ministère public de la Confédération sont soumis au contrôle des tribunaux, notamment du Tribunal pénal fédéral, du Tribunal fédéral et des tribunaux cantonaux des mesures de contrainte."

Point 5. "La lutte contre le terrorisme djihadiste et la gestion des procédures correspondantes, comme en l'occurrence l'attentat djihadiste de Morges, impliquent à chaque fois un grand nombre d'acteurs et d'autorités. Chaque autorité agit dans le cadre de sa mission définie par la loi et prend les décisions nécessaires à cet effet."

Point 6. "Le Ministère public de la Confédération procède à des actes de procédure conformément aux directives définies par la loi, notamment le Code de procédure pénale suisse et la pratique établie par les tribunaux."

Point 7. "Dans la procédure qui vous intéresse, à savoir l'attentat djihadiste de Morges, la direction de la procédure est actuellement encore assurée par le tribunal."

La sanction est définitive

Le 10 janvier 2023, le Tribunal pénal fédéral a condamné le djihadiste de Morges à 20 ans de prison et a ordonné qu'il se soumette à une mesure thérapeutique institutionnelle en milieu fermé. Après avoir pris connaissance du jugement détaillé, le 20 juillet 2023, les différentes parties à la procédure ont décidé de ne pas recourir contre cette peine et cette mesure. Cela signifie qu'elles sont définitives.

Pour mémoire, le Ministère public de la Confédération avait requis l'internement ordinaire à l'encontre du prévenu. Il n'a pas été suivi par les juges sur ce point, mais il n'entend donc pas poursuivre le combat judiciaire pour autant.

Les dates clés

  • 13 avril 2019: Le prévenu tente de faire exploser une station-service à Prilly (VD) dans "l'intention de mener une attaque en faveur de l'organisation Etat islamique". Il est arrêté le lendemain et placé en détention provisoire.

  • 13 juillet 2020: Après un an et trois mois de détention provisoire, et alors que l'instruction portant sur l'incendie est toujours en cours, il est remis en liberté, sous conditions. Il doit notamment se présenter une fois par semaine au poste de police, mais aussi se soumettre à un suivi socio-éducatif.

  • 12 septembre 2020: Il entre dans un kebab situé près de la gare de Morges (VD) et poignarde un client qu'il ne connaît pas. En portant son coup mortel, il crie "Allah est le plus grand". Il est arrêté le lendemain.

  • 12 décembre 2022: Son procès s'ouvre devant le Tribunal pénal fédéral à Bellinzone.

  • 10 janvier 2023: Reconnu coupable d'assassinat et de tentative d'incendie, il est condamné à 20 ans de prison et il doit se soumettre à une mesure thérapeutique institutionnelle en milieu fermé. Ces sanctions sont définitives.

  • 19 juin 2023: La petite amie du défunt dépose une action en responsabilité contre la Confédération. Elle réclame 25'000 francs d'indemnité pour tort moral.