Un champ de ruines labouré au bulldozer, c'est tout ce qu'il reste des palais majestueux de Nimroud. Le groupe Etat islamique (EI) a détruit le site archéologique irakien en 2015. Considérant ce site archéologique comme contraire à l'islam, il a mis en scène cette destruction dans des vidéos de propagande.
En coulisses, les terroristes ont pourtant continué à fouiller la zone et à revendre des pièces sur le marché international des antiquités. Un commerce illégal qui existe dans la région depuis l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis en 2003 et qui continue de nos jours. C'est sur ce site de Nimroud qu'une équipe de Mise au point a remonté la trace d'une statue en ivoire millénaire saisie à Genève.
Elle fait partie des 15'000 pièces saisies par les douanes dans l'enquête contre Ali Aboutaam. Le patron de la galerie Phoenix Ancient Art à Genève est considéré comme le roi du commerce d'objets anciens au niveau international. Il a parmi ses clients de riches collectionneurs et des musées aussi prestigieux que le Metropolitan Museum de New York et le musée du Louvre.
Des traces de pioche
En Suisse, les experts mandatés par l'antifraude douanière et le Ministère public genevois ont identifié cette statue comme provenant d'Irak. Sur place, les archéologues irakiens confirment les analyses des experts suisses. Les objets en ivoire de ce type sont caractéristiques des découvertes déjà effectuées à Nimroud.
L'ivoire vient de la Syrie et de l'Egypte, jadis parcourues par des éléphants. La statue a probablement été fabriquée sur place, puis amenée comme butin ou offrande à Nimroud, capitale de l'empire assyrien. Actuellement, c'est à Nimroud que ce type de pièces en ivoire de l'époque sont retrouvées. De plus, les experts affirment que la fouille serait illégale.
Des traces de coups de pioche ont légèrement endommagé la statue, soulignant le travail non professionnel lors de la découverte. Rien n'a été fait dans les règles. De la terre est encore visible sur l'objet. Il n'est pas répertorié dans les musées irakiens, ni dans les registres des fouilles officielles de Nimroud. Les archéologues ne peuvent toutefois pas dater la fouille illégale et identifier les auteurs du délit.
"Des avis d'experts très différents"
Depuis vingt ans, la région est pillée par différents groupes criminels. Parmi les coupables possibles, des milices armées, des groupes criminels avec la complaisance des autorités, mais également le groupe Etat islamique. Les djihadistes ont contrôlé la zone durant plusieurs années. Pour tous ces groupes, l'argent du commerce d'antiquités pillées a rapporté des millions dollars.
Pour le marchand d'art genevois, la statuette ne viendrait pas d'une fouille illégale, mais serait issue d'une vieille collection tout à fait légale. Elle a été conservée dans son état brut par des collectionneurs, et viendrait d'Egypte, et non d'Irak.
L'avocat du marchand d'art Didier Bottge considère que l'origine de la statuette est impossible à déterminer sur une simple analyse: "Il y a un expert qui va le dire, puis un autre expert qui va dire le contraire". Et d'ajouter: "Les objets antiques ont énormément circulé."
Un buste de l'empereur Hadrien
La statue d'ivoire de Nimroud a été saisie par les douanes suisse durant l'hiver 2016-2017 dans le cadre de l'affaire Ali Aboutaam. La statue d'ivoire fait partie d'un lot de 15'000 pièces saisies par les inspecteurs de l'antifraude douanière helvétique. Un grand nombre de ces objets saisis ont été retrouvés dans un entrepôt plutôt surprenant: un box d'un garde-meuble genevois.
A l'intérieur, les douaniers ont retrouvé un buste de l'empereur Hadrien dans deux sacs en plastique et des milliers de cartons contenants des objets antiques. De nombreux objets valent pourtant des dizaines de milliers de francs suisses pièce. Au total, les objets sont estimés à plusieurs centaines de millions.
Parmi ces objets saisis, certains sont parfaitement légaux. D'autres n'ont pas été déclarés aux douanes, et la TVA n'a pas été perçue. Reste des dizaines de pièces qui proviennent de fouilles illégales.
L'enquête des douanes et du Ministère public a permis de mieux comprendre le parcours de ces pièces pillées. Depuis l'Irak, elles auraient passé par le Liban. Les inspecteurs ont identifié plusieurs chasseurs de trésor en lien avec la galerie genevoise Phoenix Ancient Art.
Il y a notamment R. D. et A. A. Ce dernier a acquis au Moyen-Orient des objets issus de fouilles illégales afin de les importer en Suisse. Ce travail criminel n'est pas sans danger. Les chasseurs de trésor font affaire dans des régions contrôlées par des milices armées et des groupes terroristes et risquent en Irak des dizaines d'années de prison.
Selon les documents de justice, le galeriste genevois Ali Aboutaam a acheté au chasseur de trésor A. A. des objets antiques. "Il savait, ou devait présumer, qu'ils avaient été acquis illicitement", écrivent les enquêteurs des douanes.
Selon eux, un restaurateur s'occupait de les nettoyer et leur rendre leur splendeur. Plusieurs faussaires se chargent d'inventer des attestations de provenance. Ils utilisent de fausses factures ou de faux documents pour dissimuler l'origine douteuse des pièces.
Peine de 18 mois de prison avec sursis
Ali Aboutaam, par la voix de son avocat Didier Bottge, réfute les conclusions de l'enquête des douanes et du Ministère public genevois. Il fustige les experts qui ont analysé les pièces saisies: il précise que la justice a établi que seulement dix-huit documents étaient des faux.
Pour l'avocat et son client, il n'y a aucun système, aucune volonté de dissimuler la moindre origine. "Fondamentalement, au regard de la loi, il n'est clairement pas établi dans cette affaire que des objets soient issus de fouilles illicites. Pour cela, il faudrait prouver qu'un objet a été sorti à tel endroit, à telle époque, dans telle circonstance. Ceci n'a pas été prouvé."
Malgré ces contestations, le marchand genevois a été condamné par les douanes à une amende de 1,6 million de francs - ou près de 2 millions de francs suisses en comptant les frais de procédure. Le fisc lui réclame aussi plus de 4 millions sur des objets d'art importés pour lesquels il n'a pas payé de TVA.
Du côté de la justice genevoise, le procès s'est tenu le 10 janvier dernier. Le marchand genevois a été condamné à une peine de dix-huit mois de prison avec sursis. Il a été reconnu coupable de faux dans les titres et de délit à la loi sur le transfert de biens culturels.
Pour l'avocat de l'antiquaire, cette peine est le fruit d'une négociation dans le cadre d'une procédure simplifiée. Malgré la condamnation, Ali Aboutaam se veut positif: "Je suis soulagé que le procès soit terminé. L'enquête a duré six ans avec plus de 100 audiences. Nous avons trop souffert."
Le procès a permis la confiscation de nombreux objets antiques. Ils seront restitués à leur pays d'origine, une dizaine ont déjà été restitués à la Grèce. Certains objets pourront être visibles dans des musées dans ces pays, d'autres aideront les archéologues à mieux comprendre des civilisations vieilles de plusieurs millénaires.
François Ruchti