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Les procureurs soupçonnaient Pierre Maudet d'avoir favorisé Manotel lors des pourparlers syriens

Le conseiller d'Etat Pierre Maudet lors d'une conférence de presse le 1er juillet dernier. [Keystone - Martial Trezzini]
Le conseiller d'Etat Pierre Maudet lors d'une conférence de presse le 1er juillet dernier. - [Keystone - Martial Trezzini]
La RTS a pu consulter tous les procès-verbaux liés à l'affaire Maudet. Le voile est ainsi levé sur le volet Manotel, qui ne vaudra pas au conseiller d'Etat genevois un renvoi en jugement.

Pierre Maudet a-t-il pu être influencé par les dizaines de milliers de francs reçus de Manotel? Et pourquoi ce groupe hôtelier s'est-il montré si généreux avec le conseiller d'Etat? On apprenait mercredi que le Ministère public comptait rendre une ordonnance de classement partiel sur ce volet de l'affaire, c'est-à-dire l'abandonnait. La lecture de tous les procès-verbaux d'audience permet néanmoins d'y voir plus clair, pour la première fois, sur le dossier Manotel.

Avant d'aller plus loin, il faut rappeler l'ampleur de la générosité du groupe hôtelier.

  • Le 11 mai 2012, Manotel vire 30'000 francs sur le compte postal de l'Association de soutien à Pierre Maudet.

  • Le 19 juillet 2013, Manotel vire 25'000 francs sur le compte postal de l'Association de soutien à Pierre Maudet.

  • Le 13 août 2013, Manotel vire 25'000 francs sur le compte postal du Cercle Fazy-Favon.

  • Le 18 janvier 2018, Manotel vire 25'000 francs sur le compte postal de l'Association de soutien à Pierre Maudet.

  • Le 6 mars 2018, jour des 40 ans de Pierre Maudet, le groupe hôtelier organise une fête d'anniversaire au N'vY, un des six hôtels de la chaîne, situé dans le quartier des Pâquis, à Genève. Le N'vY émet une facture d'un montant de 11'621 francs, payée par Manotel SA. Dans un procès-verbal, le Ministère public précise que les frais de nourriture et de boisson ont été facturés par l'hôtel N'vY à Manotel avec un rabais de 50%, l'établissement appartenant au groupe. Sans ce rabais, le coût de la soirée se serait élevé à plus de 20'000 francs.

>> Lire aussi : Le Ministère public genevois veut renvoyer Pierre Maudet devant les juges

"Je n'avais pas besoin de cash"

Le 6 septembre 2019, en audition, les procureurs Stéphane Grodecki et Yves Bertossa passent en revue tous ces cadeaux. Pierre Maudet explique que le versement de 30'000 francs de 2012 est en lien avec l'élection partielle au Conseil d'Etat genevois. "Je n'ai pas le souvenir d'avoir sollicité Paul Muller (directeur général de Manotel). Il est possible qu'un membre de mon comité de campagne l'ait sollicité", dit le conseiller d'Etat.

Selon Pierre Maudet, le versement de 25'000 francs de juillet 2013 est lié à l'élection au Conseil d'Etat de la même année. "Paul Muller a pris contact avec moi au début de l'été. Il m'a indiqué qu'il souhaitait poursuivre son soutien à mon action politique", explique le magistrat.

Pierre Maudet précise que Manotel souhaitait également soutenir un autre magistrat PLR, François Longchamp, ce qui explique le versement de 25'000 francs d'août 2013 sur le compte du Cercle Fazy-Favon. Sceptiques, les procureurs relèvent que cette somme n'a pas été intégralement utilisée pour des frais liés à la campagne de François Longchamp. Quant à François Longchamp, contacté en janvier 2020 par la RTS, il réfute catégoriquement avoir touché directement ou indirectement "de l'argent ou des services en nature" de la part de Manotel.

>> Lire aussi : François Longchamp mouillé par Pierre Maudet dans l'affaire Manotel

Il y a encore le versement de 25'000 francs de janvier 2018 alors que Pierre Maudet était déjà inquiété par la justice. Le conseiller d'Etat affirme qu'il disposait "de passablement de fonds" sur son association de soutien, qu'il n'avait "pas spécialement besoin de cash" et qu'il a donc procédé au retour des fonds.

Pierre Maudet ne veut pas de cash, mais il indique alors au directeur de Manotel "qu'un soutien en nature serait plus utile. Je lui ai parlé d'une manifestation sous forme d'apéritif." Ce sera l'anniversaire - lancement de campagne électorale à 20'000 francs du 6 mars 2018, payé par Manotel.

Pierre Maudet, Monsieur sécurité

Entre 2012 et 2018, Manotel aide Pierre Maudet à hauteur d'environ 100'000 francs. Le 27 septembre 2019, Paul Muller est entendu en qualité de témoin par les procureurs Grodecki et Bertossa. "En 2012, lorsque Mark Muller a démissionné du Conseil d'Etat, Pierre Maudet a fait acte de candidature. J'avais déjà échangé avec lui à plusieurs reprises à propos des problèmes de sécurité en ma qualité de président des hôteliers. Avec Omar Danial (président de Manotel), nous avons décidé de soutenir Pierre Maudet qui souhaitait reprendre le Département de la sécurité. Nous avons vu là une opportunité pour que la destination touristique Genève retrouve son attrait sous l'aspect sécuritaire."

Renvoi d'ascenseur?

Paul Muller, qui n'a jamais été mis en prévention, et Manotel ont-ils demandé un renvoi d'ascenseur? C'est la question posée par les procureurs à Pierre Maudet le 6 septembre 2019, avec diplomatie. "Avez-vous été sollicité par Paul Muller pour intervenir en faveur de celui-ci ou de Manotel entre 2013 et 2018?"

Pierre Maudet répond qu'il a eu "de très nombreux contacts" avec lui, mais surtout en sa qualité de président de la fondation Genève Tourisme. Une fondation dont Pierre Maudet est le magistrat de tutelle. "J'ai eu beaucoup moins de contact avec Paul Muller en sa qualité de directeur de Manotel. Je me souviens d'un contact en lien avec les pourparlers syriens, qui avaient lieu dans plusieurs hôtels de Genève. C'est la Confédération qui décidait du choix des hôtels. Je me souviens que Paul Muller m'a contacté au vu de l'absence de décision de la Confédération. Il était inquiet car les chambres étaient réservées. C'était peu avant le Salon de l'auto. Une absence de confirmation de réservations était problématique pour lui."

Les pourparlers syriens, la question centrale.

On le comprend en lisant le procès-verbal d'audition du 6 septembre 2019, la question des pourparlers syriens titille particulièrement les magistrats instructeurs. En décembre 2018, elle intéressait déjà le député genevois Pierre Vanek. Cet élu entend alors que le groupe hôtelier a été bien servi à l'occasion des "Syrian talks", entre 2015 et 2017, et il se demande si Pierre Maudet a joué un rôle dans les choix d'hôtels. Pour en avoir le cœur net, Pierre Vanek pose plusieurs questions au Conseil d'Etat genevois. Dans sa réponse écrite du 12 décembre 2018, l'Exécutif cantonal affirme que 9 des 25 hôtels qui ont accueilli des délégations entre 2015 et 2017 appartiennent à la chaîne Manotel. Une semaine plus tard, le quotidien Le Courrier écrit que la chaîne Manotel a été sollicitée par le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) à 14 reprises, "ce qui représente un peu moins de 2000 nuitées sur un total de plus de 3000 nuitées".

A l'époque, le Conseil d'Etat genevois coupe court aux rumeurs en écrivant que "le DFAE choisit les hôtels dans lesquels les délégations seront hébergées". Un argument, on l'a vu, repris par Pierre Maudet dans son audition du 6 septembre 2019.

La police a son mot à dire

La réalité semble plus complexe. Le 10 janvier 2020, le procureur général, Olivier Jornot, et le premier procureur Stéphane Grodecki auditionnent ainsi l'ancien chef de la Brigade de sécurité diplomatique (BSD) de la police cantonale genevoise, en poste lors des pourparlers syriens.

Le policier explique que, dans son rôle de chef de la BSD, il était "concerné par la question du logement des délégations. Il fallait trouver des lieux pour les rencontres (…) et des lieux pour loger les délégations. Tout cela relevait de trois parties, à savoir l'ONU, le DFAE et la police genevoise".

Il dit que le rôle de la BSD était de "rechercher des lieux et de les proposer (…) Nous faisions le tour des lieux avec le représentant de l'envoyé spécial De Mistura (l'émissaire de l'ONU). Son cabinet validait les choix et le DFAE les confirmait. Nous étions généralement suivis. Vous me demandez si j'ai connaissance de cas de refus. A part le fait que les délégations auraient préféré des 5 étoiles, je n'en ai pas connaissance".

Contacté mardi, le DFAE confirme que le choix des hôtels "se fait en collaboration" avec les autorités compétentes. "Pour ce qui est de la sécurité, la police de Genève. Enfin, pour répondre aux usages diplomatiques, il est important que nos hôtes, dans ce cas l'équipe de l'envoyé spécial des Nations Unies pour la Syrie, valident le choix de l'hôtel avant de procéder aux réservations. La décision finale du choix de l'hôtel est bien prise par le DFAE à Berne", précise Paola Ceresetti, porte-parole de la Mission permanente de la Suisse auprès de l'Office des Nations Unies et des autres organisations internationales à Genève. Elle précise aussi que lors des négociations de 2016 et 2017, "les hôtels du Groupe Manotel ont été choisis pour accueillir une délégation à 13 reprises sur un total de 25".

Les échanges confidentiels entre Maudet et Muller

Les procès-verbaux révèlent ainsi que la police cantonale genevoise, longtemps placée sous la responsabilité de Pierre Maudet, a eu son mot à dire dans le choix des hôtels. Ils montrent aussi que le conseiller d'Etat et le directeur de Manotel ont des discussions autour du choix des hôtels lors des pourparlers syriens.

Le 14 février 2017, Pierre Maudet adresse ainsi un courriel à Paul Muller, "selon discussion et confidentiellement" dans lequel il annexe, et ça peut surprendre, un échange entre son chef de cabinet Patrick Baud-Lavigne et le chef des opérations ad intérim de la police cantonale genevoise, dont l'objet est "choix d'hôtels".

Confronté à ce courriel, Pierre Maudet explique avoir voulu renseigner Paul Muller sur l'état d'avancement du dossier. Il précise avoir communiqué les mêmes informations à d'autres hôteliers à cette époque-là. Mais il reconnaît ne pas leur avoir transmis le courriel échangé entre Patrick Baud-Lavigne et le chef des opérations, un policier qui n'a jamais su que ses écrits finissaient dans les mains du directeur du groupe Manotel…

La confession de Pierre Maudet

Pour les procureurs, à la lecture de l'échange entre Patrick Baud-Lavigne et le chef des opérations ad intérim de la police cantonale genevoise, "il paraît clair que Manotel a dû intervenir auprès de Patrick Baud-Lavigne".

Réponse de Pierre Maudet, limpide: "Ceci est exact. Manotel a dû intervenir auprès de Patrick Baud-Lavigne ou de moi-même concernant le choix des hôtels. A cette époque, je croisais Paul Muller à trois ou quatre reprises par semaine. Nous étions dans une période post Fêtes de Genève et d'analyse des comptes de Genève Tourisme. Il a dû me poser la question concernant le choix d'hôtels par la Confédération lors d'une de nos rencontres."

"Je te suis très reconnaissant de ton soutien"

Pierre Maudet et Paul Muller se croisent souvent et s'apprécient grandement. Les procureurs relèvent ainsi que le conseiller d'Etat écrit à l'hôtelier qu'il peut compter sur lui en toute circonstance et que la réciproque est vraie. L'hôtelier n'est pas avare de compliments non plus: "Les hébergements gravitant autour des négociations tels que ceux des journalistes se feront à l'hôtel Royal (qui appartient au groupe Manotel) (…) Ainsi donc les choses rentrent dans l'ordre (…) Je te suis très reconnaissant de ton soutien et de ton intervention qui ont été particulièrement efficaces."

Confronté à ce message par les procureurs, Pierre Maudet répond qu'il s'adresse à Paul Muller "en sa qualité de président des hôteliers. J'ai eu régulièrement des échanges avec lui pour négocier les prix lors de gros congrès ou pour trouver des arrangements. Je ne parle pas d'arrangements spécifiques avec Manotel, mais avec des hôtels".

Les procureurs lui font alors remarquer que Paul Muller le remercie en tant que directeur de Manotel et non en tant que président des hôteliers. Réponse de Pierre Maudet: "Je ne vois pas les choses comme ça. Mon intervention a consisté à ce qu'une décision soit prise de la part de la Confédération par rapport à la date et au lieu des pourparlers pour la Syrie. J'estime ne pas être intervenu pour que les délégations soient logées dans un hôtel du groupe Manotel".

La question qui fâche

Le 6 septembre 2019, vers 15h, alors que l'audition de Pierre Maudet touche à sa fin, les procureurs lui posent la question qui fâche. Ils lui demandent s'il ne voit pas un problème "à toucher des dizaines de milliers de francs de Manotel sur plusieurs années, tout en collaborant avec eux sur le plan professionnel, étant précisé qu'une partie de ces fonds ont été utilisés pour verser (sa) contribution personnelle et privée au PLR, ce qui n'a rien à voir avec un financement politique général".

Mais pour Pierre Maudet, il n'y a visiblement pas de problème: "Je n'ai pas perçu de difficultés dans le fait d'avoir reçu plusieurs dizaines de milliers de francs de la part de Manotel et Paul Muller (…) Le fait d'avoir eu à traiter avec Paul Muller et Manotel sur différents dossiers en parallèle n'était pour moi pas incompatible avec ces soutiens financiers."

Des soutiens financiers, qui, on l'a appris mercredi, ne lui vaudront pas un renvoi un jugement pour acceptation d'un avantage.

Fabiano Citroni/ebz

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Maudet avait une taupe au sein du groupe Tamedia

Le 20 février 2020, dans une audition qui n'a jamais été médiatisée à ce jour, Pierre Maudet est interrogé par les procureurs Stéphane Grodecki et Yves Bertossa sur les documents bancaires du compte Cercle Fazy-Favon.
La dernière partie de cette audition qui a duré moins d'une heure et demie est particulièrement intéressante. On apprend ainsi qu'en mai 2018, période à laquelle l'affaire du voyage à Abu Dhabi est portée à la connaissance du public par la Tribune de Genève, Pierre Maudet suggère à François Longchamp, alors président du Conseil d'Etat genevois, de lancer un coup de fil au rédacteur en chef de la Tribune de Genève suite à plusieurs questions de la journaliste du quotidien genevois qui a révélé l'affaire.

"A ce moment-là, j'avais l'impression d'être harcelé par la journaliste et d'être traité par celle-ci de manière incorrecte. Dans ces cas-là, il est d'usage de s'adresser au rédacteur en chef. Finalement, je ne l'ai pas fait, à mon souvenir", explique Pierre Maudet aux procureurs.

Les journalistes qui dérangent et ceux qui arrangent

Il y a les journalistes qui dérangent et ceux qui arrangent, visiblement. On apprend en effet également dans cette audition que Pierre Maudet avait une taupe au sein du groupe Tamedia, qui édite notamment la Tribune de Genève, 24 heures et Le Matin Dimanche.

Le 18 mai 2018, une journaliste qui ne travaille plus aujourd'hui pour le groupe Tamedia, lui envoie le message suivant: "Charge demain dans la Tribune de Genève, en page 3 et encore en cours d'écriture."

L'information est juste. Le 19 mai, la Tribune de Genève publie en effet en page 3 un article intitulé "Pierre Maudet doit lâcher l'aéroport et la justice".

Il faut savoir qu'à cette époque, les journalistes du Matin Dimanche pouvaient consulter en direct les articles qui étaient en train d'être rédigés par les journalistes de la Tribune de Genève et de 24 heures, et réciproquement.

Pierre Maudet peut donc s'appuyer sur une taupe qui sait notamment tout ce qui se passe et tout ce qui se dit dans ces trois rédactions. Le 19 mai 2018, c'est lui qui la sollicite. Il lui écrit: "Puis-je te demander si le papier de XXX (ndlr: il cite le nom d'un journaliste) demain reste le même vu la Tribune d'aujourd'hui?" Il fait alors référence à un article qui doit paraître le lendemain dans Le Matin Dimanche. Un article qui sera effectivement publié et dont le titre est "L'escapade de Maudet menace sa présidence".

Aux procureurs qui souhaitent savoir pourquoi il pose cette question à son informatrice, Pierre Maudet répond: "J'étais à cette époque sous le feu roulant d'articles de presse et de questions de la part de journalistes. Un article succédait à un autre et je pense qu'à cette époque, j'ai essayé de connaître l'enchaînement qui allait se produire. J'étais en contact avec XXX (ndlr: il donne le nom de sa taupe), car elle s'occupait des XXX (ndlr: il dit dans quelle rubrique elle travaillait). Il s'agit également d'une amie."

Une amie qui a trahi ses pairs pour faire plaisir à son "Pierrot" comme elle avait coutume de l'appeler.