Dans le Donbass en Ukraine, sur le fil du rasoir

Grand Format

RTS - Raphaël Grand

Introduction

A l'extrémité est de l'Ukraine, la région du Donbass est disputée entre les soldats pro-ukrainiens et les séparatistes pro-russes, qui contrôlent la moitié du territoire. Alors que la Russie vient d'annoncer l'indépendance des "républiques" autoproclamées de Donetsk et Lougansk, la vie suit son cours dans cette région balafrée par un conflit qui dure depuis 2014.

Chapitre 1
La vie en zone de guerre

RTS - Raphaël Grand

Une ambiance étrange règne dans la petite ville ukrainienne d'Avdiivka, à une poignée de kilomètres de Donetsk, contrôlée par les séparatistes pro-russes. Juste à l’extérieur de la ville, un grand champ miné fait office de ligne de front. Des échanges de tirs sporadiques se font entendre et les bâtiments sont criblés de balles. Les habitants continuent pourtant de vivre tant bien que mal leur vie. La grosse usine chimique est toujours en activité et les enfants continuent de se rendre à l'école.

La petite ville d'Avdiivka à l’Est de l’Ukraine est loin de l’hystérie du ballet diplomatique qui s’est déroulé ces derniers jours entre Paris, Berlin, Washington et Moscou. [RTS - Raphaël Grand]

Les annonces de mouvement de troupes russes le long de la frontière laissent la population locale sceptique. Après huit ans de guerre, une telle quantité de rage et de défiance s'est installée entre les deux camps que personne ne se fait confiance. Cette méfiance se perçoit aussi dans les villages le long de la ligne de front où il est difficile pour un non-initié de différencier pro-Russe et pro-Ukrainien.

>> Le reportage de Mise au point :

Ukraine : sur la ligne de front
Mise au point - Publié le 20 février 2022

Nataliia, 78 ans, regarde vers l'horizon. "Donetsk est juste là-bas, à 15 kilomètres environ. Ma voiture a été détruite durant le conflit. Avant la guerre, je pouvais me rendre en ville en moins d’un quart d’heure."

Elle n'est plus retournée à Donetsk depuis le début de la guerre mais elle vit toujours dans sa maison, même si elle n'a pas totalement été épargnée par le conflit. "Un jour, un missile est tombé dans ma cuisine. Le mur a été reconstruit. Heureusement, le missile n’a pas explosé. Il a simplement écrasé mon fourneau."

Dans un coin, elle s'est aménagée un petit abri. "On peut ajouter des planches et faire des lits si besoin. C’est un lieu sûr. A moins qu'un obus ne me tombe directement dessus. Là, vous aurez simplement à venir chercher ma dépouille…"

>> Ecouter le témoignage d'une habitante d'un quartier bombardé dans La Matinale :

Bombardement dans le Donbass: témoignage d'une habitante [EPA - Sergey Vaganov]EPA - Sergey Vaganov
La Matinale - Publié le 18 février 2022

Chapitre 2
Une guerre d'usure

RTS - Raphaël Grand

Les combattants ukrainiens ont établi leurs camps de base dans des vestiges de maisons le long de la ligne de front. Contre les murs, les bazookas et lance-roquettes censés repousser les tanks russes en cas d'attaque sont exposés avec fierté.

Zurab, un commandant ukrainien, se félicite de la modernisation de l'armée gouvernmentale. "La différence est énorme entre l’armée ukrainienne au début de la guerre [en 2015] et celle d'aujourd’hui. Ce n'est plus la même armée. Les soldats sont aujourd’hui beaucoup plus entraînés et les équipements que nous avons, les armes, les munitions, tout cela est très différent. Nous avons beaucoup évolué et notre armée s'est développée."

Des bazookas et des lance roquettes utilisés par les soldats ukrainiens. [RTS - Raphaël Grand]

Mais on se rend rapidement compte que ces soldats sont fatigués, démoralisés et que cette guerre pèse sur leurs nerfs. Vladimir Poutine essaie de les briser sur le long terme. Toutes ces manœuvres russes, le long de la frontière, obligent les soldats ukrainiens à rester constamment sur le qui-vive.

Ils dorment peu et restent tout le temps sur leurs gardes, en scrutant chaque jour le moindre signe d'une possible invasion russe. Mais en même temps, il ne se passe pas grand-chose. Depuis plusieurs années, le conflit dans le Donbass s'est transformé en une véritable guerre d'usure.

Au milieu des ruines d’une guerre sans fin, il est difficile de ne pas douter, de ne pas s’interroger sur le sens à donner à cette guerre qui ronge peu à peu le moral des troupes. Misha, qui s’est engagé dès le début du conflit, a passé huit années au front dans une tension permanente.

"Je suis fatigué de cette guerre. J’essaie de ne pas trop y penser. Parfois tout cela me rend fou et je perds mes nerfs. Mais j’essaie de me calmer. Parfois, il m’arrive de me parler à moi-même pendant mon sommeil et même de me réveiller, de me retrouver à chercher mon arme."

>> Les précisions de Raphaël Grand sur place :

Raphaël Grand en direct d’Ukraine
Mise au point - Publié le 20 février 2022

>> Lire aussi : Igor Delanoë: "En Ukraine, il est encore prématuré de parler de désescalade"

Chapitre 3
Un sentiment d'abandon

AP Photo - Vadim Ghirda

Les discussions avec les soldats pro-Ukraine font ressortir beaucoup d'amertume vis-à-vis des pays occidentaux. Beaucoup se sentent totalement abandonnés par l’Ouest.

Ils ont le sentiment de sacrifier leur vie pour repousser la Russie, l'ennemi des démocraties occidentales, sans réel soutien de l'OTAN ou de l'Union européenne. Ils se disent déçus par l’Europe, se sentent trahis, sacrifiés au nom de cette idée de démocratie qu'ils sont les seuls à défendre face à Vladimir Poutine.

Le commandant Zurab estime que la Russie ne va pas s'arrêter à l'Ukraine. "La Russie, c’est comme un dragon à plusieurs têtes. Vous en coupez une et trois autres repoussent aussitôt. Nous avons besoin d’aide pour couper toutes les têtes. Croyez-moi en Europe! Si vous n’arrêtez pas l’avancée de la Russie aujourd’hui, dans un ou deux ans, ils seront à votre porte!"

Les soldats ukrainiens se sentent abandonnés par l'ouest. [RTS - Raphaël Grand]

>> Le reportage du 12h45 sur les étrangers quittant l'Ukraine :

Face aux risque d'une guerre, les étrangers commencent à quitter l'Ukraine
12h45 - Publié le 14 février 2022

Chapitre 4
Une vie parfois insoutenable

AP Photo - Evgeniy Maloletka

Petit îlot de tranquillité au milieu des décombres, la petite église St-Anne accueille la messe du père Oleksandr, de passage le long de la ligne de front. L’auditoire est quelque peu clairsemé, la plupart des soldats ayant été rappelés en urgence à leur poste après une nouvelle montée des tensions.

"Les soldats vivent sans cesse sur le fil du rasoir. Mon rôle est de leur transmettre un message d’espoir, leur dire que tout ira bien. De leur faire comprendre que leur travail ici est pieux, même si parfois ils doivent ôter la vie à d’autres personnes", explique Oleksandr.

Le prêtre orthodoxe Oleksandr évoque les suicides des soldats ukrainiens, pourtant proscrits par leur religion. [RTS - Raphël Grand]

Prêtre orthodoxe, lui-même membre de l’armée, il est une oreille attentive à l’écoute des troupes. Oleksandr évoque les blessures de cette guerre d'usure. Au sein de l’armée ukrainienne, les suicides ne sont pas rares.

Vivre peut parfois être encore plus difficile que de choisir de se suicider

Oleksandr, prêtre orthodoxe sur la ligne de front

"Une simple étincelle peut créer ces situations dramatiques. Les suicides, ça arrive quand les soldats rentrent chez eux à la maison, ou même ici au combat. Leur état psychologique est souvent fragile. L'Eglise orthodoxe est opposée à ces actes, mais parfois vivre peut être encore plus difficile que de choisir de se suicider."

Olia, une infirmière volontaire dans un hôpital militaire, vient d'apprendre que l’un des soldats qu'elle soigne s’est ôté la vie. "Il était si jeune, comme mon fils. Il avait une trentaine d’années. Parfois ces choses-là arrivent."

L’armée ukrainienne ne confirme aucun chiffre sur le nombre de suicides au sein de ses troupes. Mais les manœuvres russes le long de la frontière ne sont sans doute pas étrangères à cette guerre psychologique en cours dans le Donbass.

Chapitre 5
Un équilibre particulier

AP Photo - Evgeniy Maloletka

En huit ans de guerre, un genre d'équilibre entre vie normale et conflit armé s'est installé. La guerre ne se perçoit pas directement. Il n'y a pas de chars et d’artillerie lourde le long de la ligne de front, comme le stipulent les accords de Minsk.

>> Lire aussi : Milové, un petit village écartelé entre la Russie et l'Ukraine

Mais lorsque l'on traverse un village, on peut tomber nez-à-nez avec la ligne de front au carrefour suivant, avec des snipers à chaque coin de rue. Des coups de feu peuvent retentir à tout moment, alors que les enfants se rendent à l’école et que des gens font leurs courses tranquillement dans un petit magasin.

Un étalage de poisson au marché d'Avdiivka. Les habitants de cette régions de l'est de l'Ukraine tentent tant bien que mal de continuer à mener une vie normale. [RTS - Raphaël Grand]

Une passante qui préfère ne pas donner son nom confie ce que certains habitants pensent tout bas. Elle ne se sent plus en sécurité en Ukraine et préfère miser sur le grand voisin russe.

"Je veux aller vivre dans la zone prorusse. Les loyers sont meilleur marché là-bas. Les médicaments aussi. Ici la vie est trop difficile, c’est plus facile du côté des Russes. Et mes enfants, mes petits-enfants sont de l’autre côté. Ça fait deux ans que je n’ai pas pu les voir. On ne peut plus passer les checkpoints ou alors il faut payer de gros pots-de-vin."

Je veux que la guerre s’arrête. Que l’Ukraine et la Russie redeviennent amis

Une habitante d'Avdiivka

Elle souhaite par dessus tout que cette situation trouve un terme, quelle qu'en soit l'issue. "Je veux que la guerre s’arrête. Que l’Ukraine et la Russie redeviennent amis, même s’il faut que l’Ukraine fasse à nouveau partie de la Russie."

L'interview dans Forum de Stéphane Siohan, journaliste en Ukraine, sur la vie des civils :

La population ukrainienne se sent-elle menacée? Interview de Stéphane Siohan
Forum - Publié le 16 février 2022

Dans de telles conditions, certains pensent aussi à quitter le pays, comme Diana, qui a déjà pris sa décision. A 23 ans, elle s’apprête à quitter Zaporijia, dans le sud-est de l’Ukraine et à laisser derrière elle ses parents, sa famille, sa vie.

"Bien sûr, partir c’est toujours une décision difficile. J’aime mon pays. Mais je dois penser à partir car la situation devient sérieuse. Et je ne veux pas me retrouver à devoir m’enfuir au dernier moment, avec seulement mon passeport", confie-t-elle. Et d'ajouter: "J’espère encore que la situation ne va pas empirer. Mais à ce stade, personne ne sait."

Olesia a elle les mêmes doutes, mais a fait un choix inverse: "Je fais des cauchemars à cause des bombardements, j’imagine que je dois fuir. Mais j’ai foi en notre armée et nos volontaires. Si tout le monde quitte la ville, moi je resterai pour faire face."

Vivre sous cette tension permanente est sans doute ce qui est le plus terrible pour les habitants. La Suisse et l'Occident ont pris conscience ces dernières semaines du risque d'invasion. Mais cette tension est le quotidien de la vie des habitants de la région depuis 2014.

>> Le reportage du 19h30 sur place :

Fuir ou rester, face à la menace de guerre, la population ukrainienne se retrouve prise en étau
19h30 - Publié le 20 février 2022