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Mohammed ben Salmane, prince despote et visionnaire

Géopolitis: Arabie, prince despote [Reuters - Bandar Algaloud/Courtesy of Saudi Royal Court]
Arabie, prince despote / Geopolitis / 26 min. / le 11 novembre 2018
L'assassinat de l'opposant Jamal Khashoggi a révélé la face noire du royaume d'Arabie saoudite. Alors, Mohammed ben Salmane, prince despote? Oui, mais c'est aussi un visionnaire déterminé à transformer la société, estime la journaliste Christine Ockrent.

Mohammed ben Salmane a-t-il lui-même commandité l'élimination de Jamal Khashoggi? "Ce qui a été décidé au niveau du prince héritier, c'est qu'il fallait que Khashoggi se taise. Parce qu'il était devenu une espèce de bourdon gênant pour un pouvoir qui ne supporte pas le moindre froncement de sourcil dès qu'il s'agit des réformes du prince", explique dans Géopolitis Christine Ockrent, qui vient de publier "Le prince mystère de l'Arabie".

La journaliste belge rappelle que Jamal Khashoggi "n'était pas un journaliste lambda". Il avait d'abord fait son parcours au sein du système: conseiller du prince Turki Al-Fayçal, patron des services secrets puis ambassadeur à Londres et à Washington, l'éditorialiste a commencé par applaudir le jeune prince réformateur. "Mais quand il a constaté que Mohammed ben Salmane employait des méthodes de plus en plus rudes, il s'est mis à l'abri et a commencé à le critiquer".

Selon Christine Ockrent, le pouvoir saoudien aurait proposé un marché à Jamal Khashoggi, expatrié aux Etats-Unis: "On lui a dit 'tu rentres, tu te calmes et on t'assure sécurité et prospérité'. Il a refusé et est parti sans crainte pour la Turquie, se sentant en sécurité car il était proche des idées des Frères musulmans, comme le président Erdogan". L'histoire lui a donné tort.

Réformes économiques et religieuses

Despote muselant toute opposition dans son royaume, Mohammed ben Salmane n'en demeure pas moins un visionnaire, souligne la journaliste belge: "Sur le plan intérieur, ce qu'il a déclenché est fort intéressant. Il a compris que le pays ne pouvait plus dépendre à ce point du pétrole. Plus de 70% de la population saoudienne a moins de 30 ans et il faut les mettre au travail. L'économie est asphyxiée par le système. La caste princière et ses quelque 10'000 princes - la polygamie ça aide! - a pompé allègrement les richesses du pétrole, avec très peu de redistribution vers le bas. J'ai été sidérée d'apprendre que le revenu moyen se situe entre le Portugal et la Slovénie."

Mohammed ben Salmane a compris que le royaume ne pouvait plus rester englué dans un tel archaïsme religieux.

Christine Ockrent, journaliste

La journaliste rappelle aussi que le prince a entrepris de grandes réformes pour dégager la société saoudienne des codes religieux de plus en plus lourds imposés par le wahhabisme. L'exemple le plus marquant: l'autorisation de conduire pour les femmes. "Il a compris que le royaume ne pouvait plus rester englué dans un tel archaïsme, explique Christine Ockrent. Il ne faut pas oublier que la jeunesse saoudienne a alimenté en très grand nombre Al-Qaïda et Daesh. Le prince, lui, veut faire une Arabie saoudite à l'islam modéré".

L'embarras américain

L'amitié réelle entre Mohammed ben Salmane et le gendre de Donald Trump, Jared Kushner, est un autre symbole des changements insufflés par le jeune prince. Si l'Arabie saoudite a toujours entretenu de bonnes relations avec les Etats-Unis, "l'idée que l'héritier du trône wahhabite ait un lien amical avec un juif orthodoxe a bousculé au sein du royaume", explique Christine Ockrent pour qui "il y a véritablement des liens plus étroits que jamais entre Ryad et Washington".

Donald Trump est pris dans un engrenage très difficile vis-à-vis de son allié saoudien.

Christine Ockrent, journaliste

L'assassinat de Jamal Khashoggi ne devrait pas modifier cet axe entre les deux pays tant "il est ancré dans l'histoire, dans le pétrole et dans des intérêts financiers énormes". Reste que la gêne est totale pour le président américain: "Donald Trump a besoin que le Congrès approuve les ventes d'armes, rappelle la journaliste. Si la guerre au Yémen ne semblait pas émouvoir les parlementaires, cette mort sordide remet en cause l'opinion générale envers l'Arabie saoudite. La patronne de la CIA, qui a eu accès des enregistrements, devra témoigner devant la commission des affaires étrangères du Sénat. A partir de là, Donald Trump est pris dans un engrenage très difficile vis-à-vis de son allié saoudien."

Kevin Gertsch

>> Lire: Christine Ockrent, "Le prince mystère de l'Arabie", Editions Robert Laffont, 2018

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