Cédric Cotter rédige une thèse sur les liens entre action humanitaire et neutralité suisse pendant la Première Guerre mondiale.
Collaborateur scientifique et doctorant à l'Unité d'Histoire suisse du Département d'Histoire de l'Université de Genève, il participe également au projet de recherche Sinergia du FNS "La Suisse pendant la Première Guerre mondiale: perspectives transnationales sur un petit Etat dans une guerre totale".
RTSinfo: Quel est la particularité de la bataille de Verdun et pourquoi est-elle devenue un tel symbole?
Cédric Cotter: Pour la France, c'est La bataille de 14-18, le symbole du territoire à préserver. C'est aussi un échec total pour l'armée allemande, puisqu'en décembre 1916, elle aura perdu le peu de terrain qu'elle avait acquis au début de l'offensive en février-mars.
70% des troupes françaises ont connu Verdun
Verdun a touché un très grand nombre de soldats et de familles. Près de 70% des troupes françaises ont connu Verdun. L'armée française fonctionnait avec un système de rotation des troupes sur les différents fronts, c'est pour cela qu'autant de soldats sont passés par Verdun - les combats ont duré 10 mois - et que la bataille a donc autant marqué les esprits.
Les pertes humaines sont très importantes à Verdun. Et le 80% des victimes sont mortes suite à des bombardements. C'est donc également le symbole de la guerre industrielle et moderne.
Enfin, le ravitaillement de Verdun est un exploit en tant que tel. Matériel, nourriture et hommes doivent tous passer par la seule route qui mène aux tranchées, la fameuse "Voie sacrée". Ce sont des files continues de camions qui se succèdent le long de la route. Lorsque l'un d'entre eux tombe en panne, il est simplement jeté sur le bas-côté pour permettre aux autres de continuer.
Les files de camions se pressent sur la "Voie Sacrée" pour ravitailler Verdun. [Photopress-Archiv/Anonymous - Keystone]
Pourquoi des Suisses s'engagent-ils pour la France?
Il y a plusieurs typologies de soldats suisses qui ont combattu pour la France. Ceux qui sont déjà dans la Légion étrangère en 1914 sont directement mobilisés. Certains sont aussi de parents suisses mais sont nés en France et possèdent donc la nationalité française; ils n'ont pas le choix et doivent partir se battre.
Beaucoup de Suisses ne supportaient pas de vivre la guerre en simple spectateur
Mais la majorité des Suisses qui s'engagent vivaient en Suisse et ressentaient le besoin de partir se battre, de ne pas vivre la guerre en simple spectateur.
Il y a aussi des personnalités qui mobilisent, comme Blaise Cendrars, engagé volontaire dès 1914, qui avait lancé un appel aux Suisses à rejoindre la Légion.
A l'automne 1914, beaucoup de Suisses (surtout des Romands, mais aussi quelques Tessinois et Alémaniques) rejoignent les rangs des troupes françaises, soit par nécessité économique (le chômage en Suisse est important et la nourriture n'est pas toujours abondante à cette époque), soit par idéal.
Cédric Cotter, collaborateur scientifique à l'Unige
Idéal, c'est-à-dire?
La propagande, même dans un pays neutre, est forte à l'époque. Le slogan utilisé pour décrire la guerre est "le combat de la civilisation contre la barbarie". Si on ne veut pas y prendre part, on est vivement critiqué. Personne ne veut être contre la civilisation. Vivre la neutralité n'est pas si évident pour la Suisse de l'époque. Comment peut-on rester sans rien faire face à autant de barbarie? Le gouvernement, tout autant que les individus, doivent chercher des justifications à la neutralité. Certains préfèrent s'engager activement. D'autres choisissent la voie humanitaire.
L'invasion par l'Allemagne de la Belgique, petit pays dont la neutralité était normalement garantie par le droit international, incite aussi de nombreux Suisses à partir défendre cette neutralité au front.
Soldats à Verdun, 22 novembre 1916. [AFP]
Combien de Suisses se sont-ils battus en France?
Les estimations les plus larges parlent de 6000 à 14'000 soldats suisses. Mais si on prend en compte les Suisses naturalisés, on tourne certainement autour de 10'000. Cela reste très difficile d'être précis.
Ce qui est sûr, c'est que les Suisses représentent environ un tiers des troupes de la légion étrangère, soit le plus gros contingent devant les Belges et les Américains.
Et cela ne pose pas un problème pour la neutralité du pays?
Si. Le Conseil fédéral doit constamment justifier sa neutralité qu'il avait déclarée le 4 août 1914, juste après l'annonce de la mobilisation générale le 1er août. Le gouvernement est inquiet pour sa population qui part au combat et pour son image. L'attitude du gouvernement est très changeante à l'époque.
(ndlr: Lors de la discussion sur le nouveau code pénal militaire en 1918, les Chambres décideront de rendre punissable le fait de servir dans une armée étrangère afin d'éviter que la neutralité de la Suisse soit mise en cause. Le nouveau code sera adopté en 1927).
La neutralité absolue n'existe pas, la Suisse a toujours été engagée d'un côté ou de l'autre. Et la Romandie penche forcément plus du côté de la France de par une culture linguistique commune. Mais le développement de l'humanitaire permettra justement à la Suisse de mieux vivre sa neutralité et de se sentir unis autour d'une même cause.
Cette Première guerre est un choc gigantesque pour l'Europe. Aujourd'hui, la Deuxième guerre l'a surpassé dans les mémoires, mais les Suisses de l'époque ne pouvaient évidemment pas se la représenter.