En mai 2014, deux mois après l'invasion russe de la Crimée, Moscou a signé avec Pékin un accord pour construire le gazoduc "Force de Sibérie". Long de près de 4000 kilomètres, ce pipeline part du gisement gazier russe de Tchaïandina, en Iakoutie (nord-ouest de la Sibérie), et va jusqu'à la ville-frontière chinoise de Heihe, avant de terminer sa course à Vladivostok.
Fruit d'un accord entre le géant gazier russe Gazprom et la compagnie pétrolière nationale chinoise (CNPC), "Force de Sibérie" a été achevé en 2019, marquant alors un véritable point de bascule. L'accord prévoyait en effet que la Russie livre à la Chine 38 milliards de mètres cube de gaz naturel par an pour une durée de 30 ans. Il s'agit du plus gros contrat jamais conclu par Gazprom.
Les Chinois n'ont pas besoin de nouveau gaz avant 2035
Avec ce projet, Moscou a donc tourné le dos à l'Europe en redirigeant ses infrastructures vers le grand consommateur chinois, même si géographiquement, la décision est assez logique: située dans l'Extrême-Orient russe, la Iakoutie se trouve à des milliers de kilomètres du Vieux Continent. De son côté, Pékin a réussi à négocier un prix très favorable en payant moins pour le gaz russe que pour celui qui provient d'Ouzbékistan ou de Birmanie, selon le quotidien britannique Financial Times.
Un second gazoduc encore plus compliqué à négocier
La construction d'un second gazoduc va encore changer la donne. Les débuts des travaux de "Force de Sibérie 2", qui doit selon les plans partir de Sibérie occidentale et traverser la Mongolie pour rejoindre à terme les champs gaziers du Xinjiang (ouest de la Chine), auraient dû démarrer en janvier 2024. Mais l'accord bute sur des velléités chinoises jugées excessives.
Dans un article publié dimanche, le Financial Times rapporte que les négociations auraient échoué le mois dernier, lors de la visite d'Etat de Vladimir Poutine à Pékin. Selon trois personnes proches du dossier citées par le quotidien britannique, la Chine ne s'engagerait à acheter qu'une petite fraction de la capacité annuelle prévue du gazoduc, soit 50 milliards de mètres cubes de gaz. De plus, Pékin exigerait à nouveau des prix extrêmement bas, proches des prix intérieurs russes fortement subventionnés.
Force de Sibérie 1 a été signé juste après l'annexion de la Crimée. Pourquoi? Parce que la Russie était faible et qu'à ce moment-là, les Chinois ont obtenu un bon contrat (...) ils vont donc rejouer le même coup pour Force de Sibérie 2.
Pour Thierry Bros, professeur à Science Po Paris et conseiller au Centre énergie de l'Institut Jacques Delors, la dureté chinoise dans les négociations s'explique par deux facteurs: la sécurité de l'approvisionnement qui passe par la diversification des fournisseurs et la volonté d'avoir un prix moyen d'approvisionnement le plus bas possible.
"Ce que la Chine veut, c'est avoir du gaz russe, du gaz turkmène, du gaz naturel liquéfié d'Australie, du Qatar et des Etats-Unis", explique-t-il vendredi dans l'émission Tout un monde. "Pour ce qui est du prix moyen d'approvisionnement, quand on regarde les contrats signés jusqu'à présent, on se rend compte que les Chinois n'ont pas besoin de gaz russe supplémentaire avant 2035 (...). Quand on sait que le projet "Force de Sibérie 2" mettra sept ans à être construit, on comprend qu'ils ne sont pas pressés de signer un nouveau contrat", ajoute-t-il.
Une Russie pas suffisamment affaiblie
Le temps semble donc jouer en faveur de Pékin. Pour le spécialiste, la Chine peut donc se permettre d'attendre de voir s'affaiblir Moscou pour négocier des prix plus bas.
"Force de Sibérie 1 a été signé juste après l'annexion de la Crimée. Pourquoi? Parce que la Russie était faible et qu'à ce moment-là, les Chinois ont obtenu un bon contrat (...) ils vont donc rejouer le même coup pour Force de Sibérie 2. Aujourd'hui, la Russie est faible mais pas suffisamment et c'est justement ça que les Chinois essaient de voir. Ils se demandent à quel prix ils peuvent avoir ce gaz supplémentaire", analyse-t-il.
Si l'industrie gazière russe ne s'est pas écroulée, Gazprom a essuyé l'an dernier sa première perte depuis 1999, soit sept milliards de dollars. Plus globalement, depuis l'invasion de l'Ukraine, Moscou a vu le juteux marché européen se refermer. Il lui faut donc trouver de nouveaux débouchés, quitte à créer une dépendance.
Une dépendance de plus en plus latente
La Chine a donc été vue comme la solution indispensable pour l'économie russe. Les échanges économiques entre les deux pays ont été multipliés. En 2016, Moscou et Pékin s'échangeaient pour 64 milliards de dollars de marchandises. Un chiffre qui est passé à 190 milliards en 2022 et 240 milliards l'an dernier, un record.
Sur le pétrole russe, autre secteur stratégique, la Chine a doublé ses importations alors que les pays du G7 n'en veulent plus depuis l'invasion de l'Ukraine.
Pékin est donc devenu le premier partenaire commercial de la Russie ou plutôt, comme les projets de gazoducs Force de Sibérie 1 et 2 semblent le démontrer, une sorte de suzerain, qui est en mesure d'imposer ses termes et conditions.
Reportage radio: Frédéric Mamaïs
Adaptation web: Tristan Hertig