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"Il n'y a pas de raison que la Russie et l'Iran lâchent le régime syrien"

Géopolitis: Syrie martyre [Reuters - Amr Alfiky]
Syrie martyre / Geopolitis / 26 min. / le 12 mars 2023
La guerre en Syrie, qui dure depuis 12 ans, a fait une demi-million de morts, civils et combattants. Dans ce pays morcelé et meurtri, la Russie, l'Iran, les Etats-Unis et la Turquie défendent aussi leurs intérêts.

Le 6 février dernier, le séisme qui a touché la région a fait des milliers de victimes dans le nord-ouest de la Syrie. Un bilan qui s'ajoute à celui d'une guerre qui semble sans fin. En 12 ans, le conflit syrien a fait un demi-million de morts, civils et combattants, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme. Plus de 6 millions de personnes ont fui à l'étranger. Près de 7 millions de Syriens et Syriennes sont aussi déplacés à l'intérieur du pays, forcés de quitter leur région à cause du conflit. Les combats n'ont jamais cessé entre les différents groupes et forces armées actifs en Syrie.

Le pays est divisé entre plusieurs zones de contrôle, où différentes puissances étrangères sont aussi actives. Les forces progouvernementales du président Bachar al-Assad contrôlent deux tiers du territoire, avec l’aide de la Russie mais aussi de l’Iran et de la milice pro-iranienne du Hezbollah libanais. De larges pans du territoire restent aux mains de groupes kurdes et de leurs alliés. Ces forces coopèrent avec les Américains, qui ont encore 900 soldats en Syrie pour lutter contre les combattants du groupe Etat islamique toujours actif dans certaines zones. Dans les régions frontalières du nord du pays, c'est la Turquie qui est présente, avec des groupes armés alliés. Dans le sud et dans le nord-ouest, des groupes rebelles conservent des territoires, notamment le Hayat Tahrir al-Sham, issu de la mouvance Al-Qaïda.

Forces en présences en Syrie. [RTS - Géopolitis]

"Les Russes sont occupés par la guerre qu'ils mènent en Ukraine. Les Iraniens par la répression dans le sang de la révolte contre leur régime", souligne Garance Le Caisne, journaliste et invitée de Géopolitis. "Effectivement, ils sont moins présents mais il n'y a pas de raison qu'ils lâchent [Bachar al-Assad]. Les Russes ont énormément besoin de la base navale à Tartous, qui leur permet d'avoir un accès aux mers chaudes, et de leur base aérienne de Hmeimim, qui leur permet d'avoir une base aérienne dans cette région. Pour les Iraniens, leur présence et leur soutien à Bachar al-Assad leur permettent d'avoir une sorte d'arc chiite, en tout cas d'arriver jusqu'au Liban sans problème et de pouvoir soutenir leur allié, le Hezbollah libanais." Et d'ajouter que les Iraniens ont un poids important en Syrie où ils commencent à gérer des pans entiers de l'économie.

Bachar al-Assad et ses voisins

Exclue de la Ligue arabe depuis le début de la guerre, la Syrie de Bachar al-Assad tente de renouer avec ses voisins arabes. Certains pays sont restés des alliés fidèles, comme l’Algérie, l’Irak et le Liban. D’autres se sont rapprochés officiellement plus récemment, comme les Emirats arabes unis, la Jordanie et l’Egypte. Bachar al-Assad a aussi été reçu en février par le sultan d’Oman, sa deuxième visite dans un pays de la région après les Emirats arabes unis, en mars 2022. Un rapprochement plus inattendu a aussi lieu avec l’Arabie saoudite, qui avait soutenu les rebelles au début du conflit. Riyad a notamment répondu présent lors du tremblement de terre, en envoyant des tonnes d’aide humanitaire à Damas.

Pays membres de la Ligue arabe qui ont maintenu ou qui relancent leurs relations avec Bachar al-Assad. [RTS - Géopolitis]

La Turquie renoue aussi le dialogue avec le régime syrien. Fin décembre, le ministre turc de la Défense a rencontré à Moscou son homologue syrien, une première à ce niveau depuis le début de la guerre. Recep Tayyip Erdogan espère qu’un rapprochement l’aidera à affaiblir les groupes kurdes en Syrie, qu'il considère comme une menace. Le sort des 3,5 millions de réfugiés syriens toujours en Turquie est aussi un enjeu pour le président turc, à l'approche des élections présidentielles et législatives du mois de mai. Mais les deux pays sont loin d'une entente pour le moment.

Les crimes impunis?

"Comment normaliser avec un régime accusé de crimes contre l'humanité, de crimes de guerre et peut-être un jour de crime de génocide?", s'indigne Garance Le Caisne, qui souligne que Bachar al-Assad a compris que plus on va parler de normalisation, plus cette normalisation va sembler possible et légitime. Quelque 110'000 personnes ont disparu dans les geôles du régime, rappelle la journaliste, coauteure d'un documentaire sur les exactions commises en Syrie, en compétition dans le cadre du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH) de Genève*. "Bien avant l'Ukraine, les Syriens ont documenté dès 2011 d'une manière incroyable tous les crimes commis par le régime. Il y a des centaines et des centaines de milliers de documents. Vous avez des chaînes de commandement. Vous avez des documents signés par Bachar al-Assad", explique Garance Le Caisne.

Un travail d'enquête qui trouve encore peu d'écho au niveau judiciaire. Jusqu'à aujourd'hui, il y a eu trois procès en Allemagne, qui ont mené à la condamnation de trois personnes, un personne étant encore en jugement. "La Cour pénale internationale ne peut pas être saisie parce que la Syrie n'a pas signé le traité qui la constitue. Il faudrait passer par le Conseil de sécurité des Nations unies, où siège la Russie qui est alliée de la Syrie. Donc, la Russie s'oppose à ce qu'il y ait un procès auprès de la Cour pénale internationale", détaille Garance Le Caisne. C'est donc au niveau des juridictions nationales, en Allemagne mais aussi en France, en Suède ou en Autriche, que la justice se penche sur ce qu'il s'est passé en Syrie.

Ces procès permettent de mieux comprendre la répression mise en place par le régime, estime Garance Le Caisne: "A Coblence [en Allemagne], le premier procès était sur des responsables des services de sécurité, de renseignement. On a compris le fonctionnement des services de sécurité: la torture. Au procès à Francfort, où un ancien médecin est jugé en ce moment, on traite de la violence médicale: comment certains médecins ont soutenu le régime syrien dans sa violence envers la population. Il y a un procès à Berlin où un milicien à la solde du régime vient d'être condamné à vie pour crime de guerre, pour avoir tué des civils. Ce procès a permis d'aborder aussi le crime de siège puisque c'était des civils qui étaient assiégés par le régime. C'est comme des pièces du puzzle", analyse la journaliste.

* Le documentaire "Les Âmes perdues", de Stéphane Malterre et Garance Le Caisne, est projeté ce samedi et lundi 13 mars dans le cadre du FIFDH qui se tient du 10 au 19 mars à Genève.

Elsa Anghinolfi

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