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Des signes de fléchissement du régime iranien qui sont à tempérer

Un panneau dans la rue à Téhéran avec des portraits de l'ayatollah Ali Khamenei. [AFP - Atta Kenare]
Se méfier de ce qui ressemble à des signes de fléchissement du régime en Iran / Tout un monde / 6 min. / le 5 décembre 2022
Samedi soir, le procureur général d'Iran a annoncé l'abolition de la police des moeurs. Pourtant, ce qui pourrait s'apparenter à une victoire symbolique pour les manifestants n'a pour l'instant pas été confirmé par le ministère de l'Intérieur.

C'est une information qui a fait le tour du monde samedi. Le régime iranien aurait pris la décision de dissoudre sa police des moeurs, celle-la même qui avait arrêté la jeune Masha Amini, dont la mort en prison le 22 septembre dernier a été le catalyseur des protestations qui continuent à secouer le pays.

"La police des moeurs (...) a été abolie par ceux qui l'ont créée", a ainsi indiqué samedi soir le procureur général Mohammad Jafar Montazeri, cité par l'agence de presse Isna.

Mais cette annonce pourrait n'être que de la poudre aux yeux. La police des moeurs est en effet supervisée par la police iranienne et non par le procureur général. Dimanche, des indices semblaient déjà montrer que le discours officiel essayait de relativiser l'importance des déclarations du procureur. La chaîne de télévision publique Al Alam expliquait que ces propos avaient été sortis de leur contexte, alors que d'autres chaînes déclaraient que le gouvernement ne renoncerait jamais à la loi sur le voile obligatoire.

Interrogé sur l'abolition de la police des moeurs à Belgrade, où il est en visite officielle, le ministre iranien des Affaires étrangères Hossein Ami Abdollahian a quant à lui botté en touche: "En Iran, tout avance bien dans le cadre de la démocratie et de la liberté", s'est-t-il contenté de dire.

>> Les explications du 19h30 :

En Iran, des doutes subsistent après les déclarations sur la supposée abolition de la police des mœurs
En Iran, des doutes subsistent après les déclarations sur la supposée abolition de la police des mœurs / 19h30 / 2 min. / le 5 décembre 2022

>> Lire aussi : En Iran, la police des moeurs est dissoute, un geste envers les manifestants

Pas une première

Interviewée lundi dans l'émission Tout un monde, l'avocate iranienne Leila Alikarami estime qu'il faut éviter de tirer des conclusions trop hâtives, la police des moeurs n'étant d'ailleurs qu'un des multiples bras du régime iranien pour faire appliquer la loi.

Tant que les femmes ne portent pas le hijab, elles peuvent encore être punies et poursuivies

Leila Alikarami, avocate iranienne basée à Londres.

"Le procureur a affirmé que dans tous les cas, les autorités judiciaires restent la base de la surveillance du comportement de la population dans la société", explique l'experte qui est basée à Londres. "Selon un article de la Cour pénale, les femmes qui apparaissent en public sans le code vestimentaire islamique réglementaire peuvent donc encore être jugées et condamnées à un emprisonnement d'une durée de dix jours à deux mois et à une amende jusqu'à 500'000 rials (ndlr. 11 francs suisses). Cela veut dire que tant que les femmes ne portent pas le hijab, elles peuvent encore être punies et poursuivies."

Selon Leila Alikarami, il ne s'agit d'ailleurs pas d'une première. A plusieurs reprises déjà, le pouvoir a affirmé vouloir réviser certaines lois sans jamais passer à l'acte.

Preuve de la situation toujours ambiguë et floue sur place, un parc de loisirs a récemment encore été fermé par la justice car une employée avait été photographiée sans voile.

Des réponses désormais insuffisantes

Mais si le silence du gouvernement après les propos du procureur général ont laissé de nombreux analystes perplexes, tous sont plus ou moins d'accord pour dire que si l'abolition de la police des moeurs était confirmée, elle ne suffirait plus pour apaiser la colère des Iraniens et des Iraniennes.

Dimanche déjà, des militantes iraniennes ont évoqué sur les réseaux sociaux une "tactique de propagande" de la part du régime pour détourner l'attention des demandes plus larges des manifestants pour la fin de la République islamique.

Egalement avocate pour les droits de l'homme basée à Londres, l'Iranienne Shadi Sadr a déclaré sur Twitter que la fin de la police des moeurs ne serait quoi qu'il arrive pas une "grande nouvelle", car l'obligation de porter le hijab est mis en pratique par d'autres moyens, tels que l'expulsion des universités et des écoles.

De son côté, le député iranien Jalal Rashidi Koochi a déclaré que l'abolition serait une action louable, mais trop tardive. "J'aurais aimé voir cette action avant que tous ces événements n'aient lieu", a-t-il précisé.

Après la mort de 300 à 400 manifestants, l'arrestation de plus de 15'000 personnes et des revendications qui ne touchent plus seulement au hijab, mais aussi au droit des femmes lors du mariage ou du divorce, à la garde des enfants, à l'héritage, à l'économie, à l'environnement, aux minorités, l'abolition de la police des moeurs, si elle actée, apparaîtrait bien faible. Les manifestations devraient donc se poursuivre.

>> Le reportage de Forum sur l'appel à une grève générale en Iran :

En Iran, le mouvement de contestation appelle à une grève de 3 jours
En Iran, le mouvement de contestation appelle à une grève de 3 jours / Forum / 2 min. / le 5 décembre 2022

Un mécontentement à l'interne

Si la colère ne devrait pas s'apaiser, le gouvernement semble quand même avoir réussi à garder le contrôle. C'est en tout cas l'avis de l'historien américano-iranien Vali Nasr, qui était aussi auparavant conseiller auprès de Barack Obama.

Des conservateurs purs et durs très respectés ont également critiqué la gestion du gouvernement actuel

Vali Nasr, Historien et ex-conseiller de Barack Obama

"Les manifestants ont prouvé qu'ils étaient solides et persévérants et je ne pense pas qu'ils vont abandonner le terrain dans l'immédiat. Le régime n'a certes pas réussi à les mater, mais le mouvement n'a pas non plus pris une ampleur énorme. Les gens qui sont dans la rue n'ont pas submergé les forces de sécurité ni obligé le régime à déployer l'armée. Le gouvernement a été très efficace, en utilisant des moyens de surveillance à large échelle, de l'intimidation, de la répression policière et des arrestations. Ils ont donc réussi à maintenir les manifestations sous contrôle, mais dans le même temps, les raisons fondamentales qui ont fait descendre les gens dans les rues sont toujours là", explique-t-il dans l'émission Tout un monde.

Pour celui qui est actuellement professeur à l'Université John Hopkins, la situation a surtout montré des dissensions à l'intérieur du régime. "Des conservateurs purs et durs très respectés, des éditorialistes écrivant dans des journaux extrêmement conservateurs, ont également critiqué la gestion du gouvernement actuel et le fait qu'il n'y ait qu'une petite fraction très dure de l'establishment politique qui contrôle tout (...) Cela ce joue à un niveau différent des manifestants dans la rue, qui veulent la fin du régime. Eux, les loyalistes, pensent que cette gestion désastreuse met le pays dans une position risquée."

La peur de la désintégration par les minorités

L'une des autres peurs grandissantes du régime concerne la révolte des minorités. Depuis le début du mouvement de contestation, c'est d'ailleurs dans les régions de ces minorités qu'il y a eu le plus de morts.

"Le pays a toujours été obsédé par la peur de se désagréger. Cela remonte à loin, à l'occupation russe et britannique, et c'est un élément collectif très puissant. Parfois, les revendications des minorités convergent avec celles des jeunes dans la rue, et parfois non. Mais la République islamique tente souvent d'utiliser la question des minorités ethniques pour convaincre une large frange d'Iraniens à Téhéran et dans les autres grandes villes qu'il y a un danger de morcellement du pays et qu'il faut le garder uni plutôt que continuer à manifester", précise Vali Nasr.

Le pays a toujours été obsédé par la peur de se désagréger

Vali Nasr, Historien et ex-conseiller de Barack Obama

Reste enfin pour Téhéran l'éternelle épine dans le pied du gouvernement, le dossier du nucléaire. Depuis le retrait des puissance occidentales de l'accord en 2018, Téhéran n'a eu de cesse d'augmenter l'enrichissement de son uranimum. Des données qui pourraient un jour le rendre capable de confectionner une bombe atomique, au grand dam de la communauté internationale mais plus encore des puissances régionales que sont l'Arabie saoudite et Israël.

Pour Valir Nasr, l'Iran serait désormais proche "d'un point de non-retour". D'après lui, il faudrait donc rapidement reprendre les discussions sur ce dossier, car le temps de la contestation interne et celui de la menace nucléaire ne sont pas les mêmes. Le régime est certainement inquiet à l'heure actuelle sans toutefois être fondamentalement en péril. L'historien estime donc qu'on ne peut pas attendre que cette situation s'apaise pour évoquer à nouveau le nucléaire.

Reportage radio: Francesca Argiroffo

Adaptation web: Tristan Hertig

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Washington et Berlin doutent d'un tournant

Des puissances occidentales ont mis en doute lundi la portée de l'annonce surprise d'une abolition de la police des moeurs en Iran après bientôt trois mois de manifestations. Rien n'indique selon Washington que la situation des femmes dans le pays va s'améliorer.

L'annonce de la dissolution de ce corps de police très redouté, si elle est confirmée,  "ne changera rien" à la mobilisation des Iraniens, a estimé une porte-parole du gouvernement allemand.

"Malheureusement, rien n'indique que les dirigeants iraniens améliorent la façon dont ils traitent les femmes et jeunes filles ou cessent la violence qu'ils infligent aux manifestants pacifiques", a ajouté un porte-parole du département d'Etat américain.