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Au Liban, l'exploitation des "Kafalas" s'apparente à de l'esclavage moderne

Le système des kafala au Liban fait travailler des femmes jusqu’à l’épuisement. [Keystone/LAIF - Dirk Gebhardt]
Le système des kafala au Liban fait travailler des femmes jusqu’à l’épuisement / Tout un monde / 8 min. / le 2 août 2022
Au Liban, le commerce des "Kafala", des travailleuses domestiques migrantes engagées pour un salaire dérisoire dans des conditions proches de l'esclavage, existe depuis des décennies. Dans un reportage édifiant pour la radio RFI, le journaliste Noé Pignède a documenté ce système très fermé mais largement institutionnalisé.

Pour l'équivalent d'environ 2500 francs suisses, il est possible au Liban d'acheter littéralement une employée de maison à temps plein, payée à peine 100 à 200 francs par mois pour travailler sept jours sur sept, une quinzaine d'heures par jour. De véritables esclaves à domicile en provenance majoritairement d'Afrique de l'Ouest ou d'Asie, dont la plupart sont jeunes, entre 20 et 30 ans, parfois peut-être même mineures, et qui sont souvent maltraitées.

À l'origine, la Kafala est une mesure spécifique au droit musulman, substitutive à l'adoption, qui permet de confier la tutelle d'un enfant à une famille sans filiation. Mais au Liban, il désigne un système d'importation institutionnalisé de main d'oeuvre à bas prix, parfaitement légal, et très bien organisé par des multitudes d'agences spécialisées. Apparu sous cette forme dans les années 1970, ce système est toujours bien ancré en 2022.

Tellement ancré qu'il influence même les constructions. "Aujourd'hui au Liban, les maisons sont souvent construites pour accueillir une bonne, avec une petite chambre, en général sans fenêtre, derrière la cuisine", explique le journaliste Noé Pignède dans l'émission Tout un monde.

Des femmes prises au piège

Correspondant de médias francophones - dont la RTS - au Liban, Noé Pignède a infiltré ces réseaux très opaques. Il en a tiré un reportage pour la radio RFI, publié l'an dernier et qui a remporté cette année le prix Philippe Chaffanjon du journalisme.

Aujourd'hui, 70 à 80% des travailleuses domestiques migrantes au Liban sont victimes d'abus physiques ou sexuels. Et une "Kafala" se suicide chaque semaine.

Noé Pignède

À l'origine, ce sont des femmes qui vivent déjà dans l'extrême pauvreté dans leurs pays d'origine, explique-t-il. Pour la plupart, elles ne sont pas conscientes de ce qui les attend au Liban: "Elles pensent qu'elles vont pouvoir poursuivre leurs études, ou se rendre en Europe. Elles découvrent le système en arrivant. Mais une fois qu'elles arrivent, elles sont prises au piège."

"Les responsables de ça, avant tout, ce sont les rabatteurs dans leurs pays d'origine. Ce sont souvent des femmes qui disent qu'elles ont elles-mêmes travaillé au Liban, et qui vont leur vendre un rêve qui n'existe pas", souligne le journaliste.

Un suicide par semaine

Leur condition a été maintes fois dénoncée par les défenseurs des droits humains. On parle de privation de liberté, de violences, d'horaires de travail de 5h à 22h, parfois même d'interdiction de se nourrir ou de parler. "Dans la majorité des cas, les drames vont plus loin. Il y a 70 à 80% des travailleuses migrantes aujourd'hui au Liban qui sont victimes d'abus physiques ou sexuels", souligne Noé Pignède.

Dans les quartiers aisés ou de classe moyenne, il y a pratiquement une "Kafala" dans chaque maison.

Noé Pignède

Par ailleurs, une "Kafala" se suicide par semaine, poursuit-il. Généralement, aucune investigation n'est faite. "Et l'Etat est complice de ce système. Donc même s'il y a une investigation sur le suicide, c'est toujours l'employeur qui a raison."

Complaisance internationale

Avec la grave crise économique et politique que traverse le pays, la condition de ces femmes a encore empiré, explique-t-il encore. "Il y a moins de femmes qui arrivent, mais il y en a toujours. Elles arrivent dans une situation économique extrêmement dégradée. Il y en a énormément qui sont bloquées sans salaires dans les maisons de leurs propriétaires, et qui ne peuvent pas partir parce qu'ils détiennent leurs passeports."

Et au Liban, cette pratique n'est pas réservée aux plus riches. "C'est un phénomène qui concerne différentes classes de la société libanaise. Dans les quartiers aisés ou de classe moyenne, il y en a pratiquement une dans chaque maison", raconte Noé Pignède. Ainsi, elles seraient actuellement entre 300'000 et 400'000 victimes dans ce pays de cinq millions d'habitants.

Ce système d'esclavage moderne approuvé par l'Etat ne suscite pas de condamnation du Liban sur la scène internationale. Et il n'y a pas de véritable prise de conscience au niveau national, déplore le journaliste. "C'est un système dont tout le monde profite."

>> Écouter le reportage complet de Noé Pignède sur le système des Kafala, diffusé par RFI: Liban: le calvaire des employées de maison africaines

Propos recueillis par Céline Tzaud

Texte web: Pierrik Jordan

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