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Les champs de blé russes, une arme supplémentaire de Vladimir Poutine

Vladimir Poutine, alors Premier ministre de la Russie, dans un champ de blé russe en 2009. [Reuters/RIA - Alexei Druzhinin]
Vladimir Poutine, alors Premier ministre de la Russie, dans un champ de blé russe en 2009. - [Reuters/RIA - Alexei Druzhinin]
Depuis la fin de l'URSS, la Russie a su se positionner en tant que leader mondial des céréales. De nombreux pays d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient dépendent du blé russe, ce qui donne à Moscou un levier politique complémentaire à ses exportations d'hydrocarbures.

Lundi soir, la question du risque de pénurie alimentaire liée à la guerre en Ukraine s'est invitée devant le Conseil de sécurité de l'ONU. "Vladimir Poutine a commencé cette guerre. Il a créé cette crise alimentaire mondiale. Et il est celui qui peut l'arrêter", a martelé Wendy Sherman, numéro deux de la diplomatie américaine.

Elle a été secondée par l'ambassadeur de France à l'ONU, Nicolas de Rivière: "L'agression de la Russie contre l'Ukraine accroît le risque de famine à travers le monde. Les populations des pays en voie de développement sont les premières touchées".

Mi-mars, le secrétaire général de l'ONU Antonio Guterres craignait un "ouragan de famines" suite au conflit. La Russie et l’Ukraine représentent en effet près de 15% de la production mondiale de blé et 28% des exportations. Alors que la situation alimentaire mondiale a déjà été mise à mal par deux ans de pandémie, la Russie détient dans ses champs un moyen de pression non-négligeable.

>> Relire : La pandémie intensifie la fragilité alimentaire des pays à bas revenus

Un tournant après la chute de l'URSS

Ne se contentant pas d'être le premier exportateur de blé au monde, la Russie est également le premier producteur mondial d'orge et le deuxième de tournesol. Elle profite d'une vaste étendue de tchernoziom, la terre noire qui permet des rendements sans pareil pour les cultures de céréales, située au sud-ouest du pays.

Moscou n'a toutefois pas toujours occupé cette position de leader mondial des céréales. Elle a pris un tournant il y a 20 ans, à la suite de la chute de l'URSS. La Russie a profité du démantèlement des fermes collectivistes pour investir dans ses terres les plus fertiles.

Alors qu'à la fin de la Guerre froide l'Amérique et l'Europe étaient les premiers exportateurs de blé en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la Russie leur a peu à peu grillé la politesse en fournissant des céréales de meilleure qualité et à un prix moins cher. Après l'écroulement du régime soviétique, cela a permis à Moscou de développer un levier politique parallèle à ses exportations d'hydrocarbures.

Rapprochement avec la Chine?

Face à l'Occident qui l'accuse de provoquer des famines avec son invasion de l'Ukraine en pleine période de semence, Moscou réplique que c'est au contraire les sanctions économiques qu'elle subit qui génèrent une instabilité alimentaire.

"Les véritables raisons des graves turbulences sur les marchés mondiaux de l'alimentation ne sont en aucun cas dues aux agissements de la Russie, mais plutôt à l'hystérie incontrôlée des sanctions lancées par l'Occident", a répliqué lundi l'ambassadeur Vassily Nebenzia devant le Conseil de sécurité de l'ONU.

De fait, la Russie pourrait se passer de commercer ses céréales avec les pays occidentaux. Elle a en effet tissé depuis plusieurs années un lien étroit avec la Chine, qui importe toujours plus de blé. Moscou pourrait ainsi encore un peu plus se rapprocher de Pékin pour former un vase économique clos, dont le blé ne serait qu'une composante parmi d'autres.

>> Lire aussi : L'invasion russe entraînera "la fin de la mondialisation low-cost", estime Stéphane Garelli

Rééquilibrage du marché

La Russie ne détient toutefois pas à elle seule la capacité de produire une famine mondiale. Interrogée dans le Podcast le Point J, Diane Mordacq, chargée de recherche au think thank Club Demeter, spécialisé dans les questions d'agriculture et d'alimentation, estime que des alternatives existent.

"Il y a un risque d'instabilité. Mais on parle de l'Ukraine et de la Russie, pas de tous les producteurs mondiaux. Certains producteurs qui stockent ou n'exportent pas vers certaines destinations vont finir par le faire pour éviter que ces pays ne tombent dans la famine", explique Diane Mordacq.

>> Ecouter le Point J sur le risque de famine mondiale provoquée par la guerre en Ukraine :

Faut-il craindre une famine mondiale? [Vitaly Timkiv - AP Photo]Vitaly Timkiv - AP Photo
Guerre en Ukraine: faut-il craindre une famine mondiale? / Le Point J / 10 min. / le 17 mars 2022

Néanmoins, ce rééquilibrage du marché passe forcément par une hausse des prix. Un coût que les pays à bas revenus pourront difficilement assumer. "Pour pouvoir importer des quantités de blé ou d'autres céréales à près de 400 euros la tonne, il faut un budget", précise Diane Mordacq.

"Ces pays vont devoir creuser dans leurs dépenses publiques pour acheter une paix sociale en faisant en sorte que leur population ait assez de nourriture. On sait très bien que les ventres creux conduisent à l'instabilité socio-politique", observe la chercheuse.

Egypte et Liban particulièrement touchés

Ces effets se font déjà très concrètement ressentir en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, qui dépendent majoritairement du blé ukrainien et russe. L'Égypte est particulièrement touchée, elle qui dépend à 80% des deux pays en guerre pour son approvisionnement en blé. Résultat: le prix du pain y a augmenté de près de 50% depuis le début du conflit.

Le Liban, classé comme pays à risque d'insécurité alimentaire par l’ONU, est également concerné. Le pays importe la quasi-totalité du blé qu'il consomme, et plus de 95% proviennent d'Ukraine et de Russie. Si l'heure n’est pas encore au rationnement, le prix du pain et des produits à base de blé a considérablement augmenté. Cela constitue un défi de plus pour une population paupérisée, dans un pays qui traverse une grave crise économique.

>> Le reportage du 19h30 en Egypte :

L'Egypte est menacée de pénurie de blé. Premier importateur mondial : 80% vient de Russie et d'Ukraine.
L'Egypte est menacée de pénurie de blé. Premier importateur mondial : 80% vient de Russie et d'Ukraine. / 19h30 / 2 min. / le 28 mars 2022

Aide internationale indispensable

Sans aide internationale, il sera difficile pour ces pays de faire face à l'instabilité alimentaire liée à la guerre. Dans un vibrant appel lancé aux pays développés, le directeur du Programme alimentaire mondial (PAM) David Beasley exhortait à ne pas "négliger" les pays autres que l'Ukraine, qui sont également dans une extrême précarité.

"Pendant que vous vous concentrez sur l'Ukraine, s'il vous plaît, ne négligez pas le Sahel, s'il vous plaît, ne négligez pas la Syrie, la Jordanie, le Liban. Si vous le faites, les conséquences seront catastrophiques, plus que catastrophiques", s'est alarmé David Beasley. "La dernière chose que je souhaite faire est de prendre les graines qui ne sont pas produites en Ukraine pour les donner à l'Ukraine", a-t-il conclu.

Antoine Schaub

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