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La Corée du Nord enchaîne les tirs de missiles, "gesticulations" dangereuses ou "esbrouffe"?

Le leader nord-coréen Kim Jong-un lors d'une séance du gouvernement. [Keystone - Korean Central News Agency/Korea News Service via AP]
La Corée du Nord attise les tensions avec ses lancements de missiles: interview de Juliette Morillot / Tout un monde / 10 min. / le 18 janvier 2022
Jour après jour, les médias annoncent que la Corée du Nord procède à des tirs de missiles. Et au-delà des condamnations internationales, que signifient ces "gesticulations" et que montrent-elles de la situation actuelle dans ce pays et de la stratégie de son leader Kim Jong-un?

Depuis le début de l'année, la Corée du Nord a procédé à quatre essais de missiles, exhibant un arsenal qui s'étoffe avec des projectiles de courte portée, mais aussi des missiles hypersoniques. Le dirigeant Kim Jong-un a d'ailleurs personnellement supervisé devant les caméras le tir de ces armes sophistiquées.

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Pour beaucoup d'experts, cette médiatisation visait à démontrer à l'externe et à l'interne les capacités militaires du pays, toujours étouffé par de lourdes sanctions internationales et par une grave crise économique. Il s'agissait aussi de présenter quelque chose de positif et d'ambitieux à une population qui vit une période de morosité.

Le dirigeant nord-coréen Kim Jong Un, ici à droite, a supervisé le tir du missile hypersonique entouré d'hommes en uniforme militaire. [Korean Central News Agency/Korea News Service]
Le dirigeant nord-coréen Kim Jong Un, ici à droite, a supervisé le tir du missile hypersonique entouré d'hommes en uniforme militaire. [Korean Central News Agency/Korea News Service]

L'agence étatique nord-coréenne KCNA a précisé que "les deux missiles tactiques (...) ont frappé avec précision une île-cible dans la mer orientale de Corée". "L'Académie des sciences de défense a confirmé la précision, la sûreté et l'efficacité du fonctionnement du système d'armement en production", a ajouté KCNA.

Nervosité internationale

Alors que leur technologie semble désormais plus poussée qu'auparavant, ces tirs commencent à rendre nerveuse la communauté internationale, à commencer par le Japon, qui a condamné des tirs qui "menacent sa paix et sa sécurité". Les Etats-Unis ont appelé la Corée du Nord à cesser "ses activités illégales et déstabilisatrices".

L'émissaire américain sur le dossier nord-coréen a une nouvelle fois demandé, avec ses homologues japonais et sud-coréen, à la Corée du Nord de répondre favorablement à l'offre de dialogue "sans conditions préalables". Le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken a pour sa part estimé que Pyongyang voulait simplement "attirer l'attention" de la communauté internationale.

Les experts estiment aussi que ces lancements interviennent à un moment délicat pour la région, alors que la Corée du Sud se prépare à l'élection présidentielle de mars et surtout alors que la Chine, seul véritable allié de poids de Pyongyang, accueille les Jeux olympiques en février.

Un changement de stratégie

Mais que signifient ce que certains appellent des "gesticulations" de la part de Pyongyang et Kim Jong-un? Et ces missiles représentent-ils un vrai risque? Interrogée cette semaine dans Tout un monde, Juliette Morillot, autrice du livre "La Corée du Nord en 100 questions", estime qu'il n'y a aucun risque immédiat: "La Corée du Nord n'a pas l'intention de faire exploser quoi que ce soit" et "n'a aucunement l'intention d'attaquer les Etats-Unis".

La Corée du Nord n'a pas l'intention de faire exploser quoi que ce soit

Juliette Morillot

Aux yeux de cette journaliste spécialisée sur les deux Corées, ces tirs répétés de missiles représentent toutefois un petit changement de stratégie de la part de Pyongyang. Jusqu'ici, "la Corée du Nord développait surtout son armement de façon purement défensive face à une attaque potentielle", notamment américaine. "Cette fois-ci, les armes qu'elle développe ne sont certes pas des armes d'attaque, mais les Etats-Unis et la Corée du Sud n'ont pas véritablement la possibilité de les contrer." Les missiles hypersoniques, qui peuvent atteindre cinq fois la vitesse du son, sont en effet plus difficiles à intercepter pour les systèmes de défense, pour lesquels les Etats-Unis dépensent des milliards de dollars.

Ainsi, poursuit Juliette Morillot, "en cas de tensions sur la péninsule (...), si les Etats-Unis voulaient se rapprocher des troupes de la Corée du Sud, la Corée du Nord aurait le moyen de les bloquer. C'est une nouvelle approche qui est un petit peu plus agressive et qui va au-delà du côté défense. Et cela permet de mettre plus de pression sur les Etats-Unis, de façon à sortir de la situation d'étouffement que vit actuellement la population nord-coréenne".

L'experte juge aussi que la Corée du Nord a profité de l'accalmie relative dans la région pour cause de Covid et de réchauffement momentané des relations avec les Etats-Unis, durant laquelle les envois de missiles ont été interrompus, pour "développer comme elle l'avait annoncé tout son programme balistique et nucléaire, et ce tranquillement, sous les radars".

Ne pas mécontenter la Chine

Pour Juliette Morillot, ces essais de missiles ne représentent au final qu'une "tempête avant le calme", car Pyongyang "fait beaucoup d'esbrouffe" et ne veut en aucun cas mécontenter la Chine et faire monter la pression dans la région avant les Jeux olympiques de Pékin. Car "Xi Jinping pourrait voir d'un mauvais oeil les gesticulations balistiques des Nord-Coréens au moment des JO."

Alors qu'elle traverse une grave crise économique, la Corée du Nord dépend fortement de la Chine: 80% de ses échanges se font avec le voisin du nord. Et la fermeture des frontières pour cause de pandémie, même si le pays ne compte toujours officiellement aucun cas de Covid-19, a fortement pesé sur l'approvisionnement. Et les Nord-Coréens ne peuvent plus passer la frontière pour aller faire du commerce en Chine, comme c'était le cas auparavant.

Et l'inverse est aussi vrai, Pyongyang exportant une grande quantité de charbon vers son voisin. Et comme la Chine connaît depuis l'été dernier une importante crise énergétique, les échanges n'ont jamais vraiment arrêté, notamment par voie maritime. Et deux trains, un dans chaque sens, ont à nouveau traversé la frontière cette semaine, faisant dire à certains experts que les deux Etats sont toujours sur la même longueur d'onde et même qu'ils collaborent activement sur le plan militaire et économique.

La Chine n'a aucun intérêt de voir la Corée du Nord s'effondrer

Juliette Morillot

"La Chine n'a aucun intérêt à voir la Corée du Nord s'effondrer, souffrir", note Juliette Morillot, qui ajoute que Pyongyang n'obéit pas aveuglément à Pékin: "Historiquement, la Corée du Nord se méfie de la Chine, mais elle en dépend économiquement. Et la Chine se méfie de la Corée du Nord et de ses gesticulations balistiques et nucléaires." Plusieurs fois, elle a même pris parti pour un durcissement des sanctions contre Pyongyang, ce qui a provoqué des tensions entre les deux pays. Reste que les deux Etats ont intérêt à faire front car l'alliance USA-Japon-Corée du Sud "reste solide en face".

Oeuvrer pour une reprise économique et éviter une famine

En définitive, Kim Jong-un souhaite en premier lieu replacer l'économie au centre de ses préoccupations, comme il l'a affirmé dans son discours de Nouvel An. Les années précédentes, son allocution portait essentiellement sur sa politique extérieure, mais cette année le leader a fait du développement économique et de la situation alimentaire ses priorités, tout comme la lutte contre la pandémie.

Dans son discours, Kim Jong-un a reconnu que le pays avait connu en 2021 une "situation difficile" et a présenté les plans pour l'an prochain. Il y a décrit les défis de 2022 comme étant "une grande bataille entre la vie et la mort" et a appelé à "une mission importante pour faire des progrès radicaux afin de résoudre les problèmes d'alimentation, d'habillement et de logement".

En octobre, un expert des droits de l'Homme des Nations unies avait averti que les plus vulnérables étaient "menacés de famine" en Corée du Nord. Et Kim Jong-un , qui a succédé à son père Kim Jong-il il y a dix ans, avait reconnu peu avant que son pays faisait face à une "situation alimentaire tendue".

Mais entre lancer des missiles pour exhiber une force militaire et des avancées technologiques devant le monde entier au risque d'aggraver les sanctions internationales et oeuvrer pour une reprise économique et éviter une grave famine à sa population, Kim Jong-un devra jouer un jeu d'équilibrisme tendu cette année, pour ne pas irriter le voisin chinois et rester un leader fort et indéboulonnable en Corée du Nord.

>> Réécouter aussi le sujet de Tout un monde sur les dix ans de Kim Jong-un au pouvoir :

Une photo non datée publiée par l'agence de presse centrale officielle nord-coréenne (KCNA) montre le dirigeant suprême nord-coréen Kim Jong-un présidant une réunion des éducateurs de l'armée nord-coréenne à la Maison de la culture du 25 avril à Pyongyang, en Corée du Nord (publiée le 07 décembre 2021). L'événement a eu lieu à Pyongyang les 04 et 05 décembre. [EPA/KCNA/Keystone]EPA/KCNA/Keystone
Les dix ans de Kim Jong-un au pouvoir / Tout un monde / 4 min. / le 17 décembre 2021

Interview radio: Eric Guevara-Frey

Frédéric Boillat avec afp

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Des préoccupations climatiques

L'un des domaines qui pourrait voir la Corée du Nord s'ouvrir au monde et coopérer avec la communauté internationale concerne les questions climatiques. "La Corée du Nord est très consciente de l'urgence climatique, et ce depuis longtemps", constate Juliette Moillot, précisant que ce pays a placé l'urgence climatique comme une priorité dans ses programmes depuis 2015.

En 2016, Pyongyang a en outre remis un bilan très complet de sa situation environnementale à la Convention en charge du changement climatique aux Nations unies. Et des représentants du pays ont participé à la récente COP22 de Glasgow. Le seul domaine qui n'est pas touché par les sanctions internationales entre la Corée du Nord et la Corée du Sud a trait à l'agriculture et aux forêts. Les deux pays ont même évoqué ce sujet récemment, notamment les efforts coordonnés de reforestation dans la péninsule. Pyongyang a même fait appel à des pays étrangers pour lancer des programmes de reforestation.

Il faut dire que les forêts sont très importantes pour le pays, qui abrite 80% de zones montagneuses et donc souvent forestières. Or, beaucoup d'arbres ont été coupés durant la Guerre de Corée (1950-53) et durant la grande famine qui a touché le pays à la fin des années 90: l'apport en énergie était insuffisant et il a fallu brûler du bois pour en produire.

Et cette déforestation, couplée aux changements climatiques, a généré des phénomènes climatiques extrêmes ces dernières années, que ce soit des inondations, des glissements de terrain ou des sécheresses. Et ceci pèse évidemment sur l'économie du pays.