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Comment l'Ethiopie sombre dans la guerre un an après le Nobel de la paix

Miliciens affiliés à l'armée éthiopienne prêts à être déployés au Tigré, 10.11.2020. [AFP - Eduardo Soteras]
Comment l'Ethiopie sombre dans la guerre un an après le Nobel de la paix / Tout un monde / 8 min. / le 11 novembre 2020
Un an après le prix Nobel de la paix décerné à son Premier ministre, l'Ethiopie plonge dans la guerre avec une offensive militaire dans sa région dissidente du Tigré. L'émission Tout un monde a analysé mercredi l'origine, les enjeux et les risques de cette escalade.

L'Ethiopie, deuxième pays du continent africain avec ses 110 millions d'habitants, s'était démocratisée, son économie était devenue dynamique et son jeune Premier ministre Abiy Ahmed - comparé à Barack Obama - avait reçu en 2019 le prix Nobel "pour ses efforts en faveur de la paix et de la coopération internationale, et en particulier pour son initiative décisive visant à résoudre le conflit frontalier avec l'Érythrée voisine".

>> Lire : Le prix Nobel de la Paix attribué au Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed

Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. [AP/Keystone - Francisco Seco]
Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. [AP/Keystone - Francisco Seco]

"Même s'il y a eu la paix entre les deux pays, le chef du gouvernement éthiopien est affaibli depuis par la lenteur des progrès sur des questions comme celle de la démarcation de la frontière", relève Hersi Abdallah, analyste en stratégie internationale à Djibouti. "Il faut rappeler aussi que le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed (…) est un homme du sérail. Il a toujours été membre de la coalition au pouvoir en Ethiopie, il est d'ailleurs issu des services de renseignement éthiopiens. Même s'il a changé le nom du parti, il n'a pas proposé jusqu'à présent un véritable changement de régime. En outre, il subit une pression de la part de son entourage pour rétablir la cohésion du pays par la force".

Et ces tensions internes, qui couvaient depuis des mois en Ethiopie, ont éclaté au grand jour il y a une semaine, avec le lancement d'opérations militaires dans la région dissidente du Tigré (nord du pays), désormais coupée du monde.

Le prix Nobel de la paix (...) n'était pas un blanc-seing, c'était un encouragement. Il semble que c'était peut-être un mirage.

Sonia Le Gouriellec

Certains observateurs comme Sonia le Gouriellec, maîtresse de conférences en sciences politiques à l'université catholique de Lille, ne cachent pas leur déception. "Je fais partie des gens qui trouvaient regrettable, lorsqu'on a donné ce prix Nobel de la paix à Abiy Ahmed, que tout le monde s'en insurge alors même qu'on l'avait donné à Obama qui avait encore moins fait ses preuves", souligne-t-elle.  "Il y avait quand même des avancées avec l'Erythrée qu'il me semblait falloir prendre en compte. Ce n'était pas un blanc-seing, c'était un encouragement. Il semble que c'était peut-être un mirage, et que Abiy Ahmed révèle des propensions à l'autoritarisme assez fortes, malheureusement".

Il faut rappeler que l'Ethiopie est une mosaïque complexe et fragile, composée de nombreuses ethnies. Les deux principales, les Oromos et les Amharas, comptent plus de 30 millions de personnes chacune. Les Tigréens (6% de la population) ont longtemps tenu les rênes du pouvoir avant l'arrivée au sommet de l'Etat d'Abiy Ahmed il y a deux ans.

Etre ensemble, c'est le problème d'un Etat multinational (...) Il y a toujours une ethnie qui arrive à marcher sur les pieds des autres.

Gérard Prunier

Et l'unité éthiopienne est fragile: elle se réalise surtout face à la menace extérieure, comme lors de l'attaque par l'Italie de Mussolini ou sous la férule d'un pouvoir central fort comme c'était le cas avec l'empereur Haïlé Sélassié ou le régime communiste des années 1970 à 1990.

"Les Ethiopiens n'ont jamais été aussi unis que quand ils ont été attaqués par l'Italie", rappelle l'historien Gérard Prunier, ancien directeur du Centre français des études éthiopiennes à Addis-Abeba. "Etre ensemble, c'est autre chose et c'est le problème d'un Etat multinational. Un accord fédéral n'est pensable que sur la base d'intérêts communs partagés, surtout sous la pression d'un ennemi extérieur. Mais il y a toujours une ethnie qui arrive à marcher sur les pieds des autres. Abiy, qui est un Oromo, a favorisé le départ des Tigréens. Mais ils sont complètement frustrés et ils rêvent de revenir au pouvoir à Addis Abeba. Pour le moment, ça va continuer à se battre".

Si le gouvernement fédéral ne s'impose pas au Tigré (...), cela peut ouvrir la voie à la dislocation du pays.

Hersi Abdallah

Et c'est bien l'unité du pays qui est aujourd'hui menacée par ce conflit, même si la Constitution prévoit une certaine autonomie régionale.

>> Lire : Une offensive militaire menace de tourner à la guerre civile en Ethiopie

"Il y a un risque, puisque l'Ethiopie compte environ 80 groupes ethniques", relève Hersi Abdallah. "Dans le cadre de la Constitution de 1994 a été instaurée aussi la décentralisation ethnique et un système fédéral a été mis en place, qui comprend dix Etats. En outre, l'article 39 de la Constitution éthiopienne garantit expressément le droit de tous les peuples, nations et nationalités à l'autodétermination sans conditions - y compris le droit à la sécession", poursuit l'analyste en stratégie internationale. "Donc si le gouvernement fédéral ne s'impose pas dans la région du Tigré, il est possible que cela conduise à la sécession de cette région et ensuite, cela peut ouvrir la voie à la dislocation du pays".

La dissolution de la coalition comme première étincelle

De fait, les tensions entre la capitale et les dirigeants de la région durent depuis des mois. Tout a commencé quand le Premier ministre a décidé de dissoudre la coalition au pouvoir, dominée par les Tigréens. Il a voulu recréer un parti et les Tigréens ont refusé d'en faire partie, note Sonia Le Gouriellec. "Donc, déjà, il y a eu une marginalisation des Tigréens par rapport à tous les autres. La deuxième étincelle a été le report de l'élection cette année à cause du Covid. C'était inacceptable pour les Tigréens, qui ont trouvé que le pouvoir central n'était pas légitime".

S'en est suivi une escalade verbale, les Tigréens - mécontents d'être mis à l'écart - défiant l'autorité du gouvernement fédéral. "On est arrivés à un point de non-retour où il était évident qu'il y aurait une réponse du pouvoir central et qui pourtant, politiquement, va être dramatique pour toute l'Ethiopie", déplore la maîtresse de conférences en sciences politiques.

Le Premier ministre Abiy parlait en début de semaine d'opérations de "maintien de l'ordre", mais il s'agit bel et bien d'un conflit armé.

Tous ces gens-là sont d'excellents soldats, ce n'est pas une bande de rigolos qui tirent trois coups de feu et qui s'enfuient en courant.

Gérard Prunier

"L'armée tigréenne est aussi importante que l'armée fédérale", rappelle Gérard Prunier. "Elle a autant d'équipements, parce que la moitié de l'armée fédérale était tigréenne et elle a déserté pour rejoindre le Tigré. Quand ils ont été virés du pouvoir, ils ont emmené avec eux leurs tanks et leur artillerie. Tous ces gens-là sont d'excellents soldats, ce n'est pas une bande de rigolos qui tirent trois coups de feu et qui s'enfuient en courant".

"Effectivement, ils ont près de 250'000 combattants et milices avec eux", confirme Sonia Le Gouriellec. "Les Tigréens ont une expérience et une culture de la guérilla qui remonte aux années 1980, c'est une zone montagneuse, ça risque d'être très long. Et surtout, en lançant le bombardement d'une propre partie de son pays, Abiy Ahmed pousse dans les bras des partis sécessionnistes une grande partie de la population tigréenne".

Un scénario à la yougoslave

Et pour cette spécialiste de la région, la polarisation est très inquiétante: "On est sur un scénario - avec toutes les précautions à prendre - à la yougoslave. Va-t-on vers une sécession du Tigré? Pour l'instant, il y a tous les ingrédients d'une sécession - la rancœur, la sensation d'être marginalisés, avoir un territoire commun, une langue commune, etc… Dans tous les cas ce n'est pas très positif".

Patrick Chaboudez/oang

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Peu d'informations sur la situation au Tigré

L'état d'urgence décrété pour six mois et la coupure des réseaux internet et téléphonique avec le Tigré rendent très difficile l'accès à l'information.

L'aviation éthiopienne a mené de nouvelles attaques lundi, alors que le Soudan a fermé ses frontières dimanche pour empêcher tout débordement du conflit.

"Les autorités soudanaises ont été dépassées par des flux de réfugiés venant d'Ethiopie, qui ont franchi la frontière en plusieurs points", explique le correspondant de RTSinfo au Soudan Eliot Brachet.

"Impossible d'avoir des chiffres exacts pour le moment, certains parlent de plusieurs centaines, d'autres de plusieurs milliers (…) Pour le moment, la situation est décrite par les humanitaires sur place et les témoins comme complétement chaotique".

Au moins 11'000 Éthiopiens se sont réfugiés en 48 heures dans l'est du Soudan, fuyant les combats dans la région dissidente du Tigré, a indiqué mercredi à l'AFP un responsable soudanais.

Dix-sept officiers arrêtés pour "trahison"

Dix-sept officiers éthiopiens ont été arrêtés, accusés de "trahison" au profit des forces de la région dissidente du Tigré, rapporte mercredi la radio-télévision Fana BC, affiliée au pouvoir.

Cette dernière précise que ces militaires sont accusés "d'avoir coupé les réseaux de communication entre le Commandement Nord et le Commandement central" de l'armée.

La commission éthiopienne des droits de l'homme, de son côté, a fait part de ses inquiétudes mercredi après de nouvelles arrestations de journalistes.