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La "cancel culture" est-elle une menace pour le débat public?

JK Rowling fait partie des signataires d'une lettre qui déplore le "conformisme idéologique" du moment.
Un collectif de 150 artistes et intellectuels dénonce la "cancel culture" issue en partie des réseaux sociaux / Tout un monde / 8 min. / le 31 juillet 2020
Dans une tribune publiée par plusieurs grands journaux internationaux, dont Le Monde, plus de 150 écrivains, intellectuels, artistes et journalistes se sont récemment inquiétés de ce qu'on appelle la "cancel culture", une forme de dénonciation et de boycott des propos conservateurs.

Issue au départ des réseaux sociaux, cette mobilisation peut provoquer des démissions, des licenciements ou des annulations de débats. Cela touche des personnalités connues – des cinéastes comme Woody Allen – des intellectuels, mais aussi des particuliers.

Les signataires de la tribune, dont font partie Salman Rushdie, JK Rowling ou encore l'historienne afro-américaine Nell Irvin Painter, dénoncent une posture morale qui renforce le conformisme idéologique. Selon eux, ce n'est pas la meilleure manière de lutter contre les injustices raciales et sociales.

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"Ce qu'on voit dans le discours politique aux Etats-Unis ces derniers mois, c'est que lorsqu'on n'est pas d'accord avec les mouvements progressistes sur une question, on ne va pas simplement avoir un débat où l'on se fait critiquer par ceux qui ne partagent pas nos opinions, mais on va être traité comme des 'criminels de la pensée'. Si tu n'es pas d'accord avec ces thèses, tu es une mauvaise personne" a expliqué dans l'émission Tout un Monde le politologue Yasha Mounk, rédacteur en chef de la revue Persuasion et l’un des signataires de cette tribune.

Remise en cause des privilèges

Un constat que ne partage pas Marie-Cécile Naves, directrice de recherches à l’IRIS et spécialiste des Etats-Unis, pour qui le climat des débats dans les universités n’est pas délétère: "En France par exemple, plus de 15'000 conférences sont organisées chaque année dans les universités. On ne parle pas de l'immense majorité qui se déroule sans heurts, on parle seulement des quelques cas qui occasionnent des polémiques. Je remarque aussi que les critiques du monde académique viennent de personnes qui n'ont jamais mis les pieds à l'université et qui ont du mal avec certaines revendications égalitaires, car elles remettent en cause leurs privilèges."

Pour faire changer la culture, il ne faut pas s'attaquer à des groupes des gens, mais plutôt définir par la loi des points de transgression

Frédéric Worms, philosophe et professeur à l'Ecole normale supérieure

Pour Frédéric Worms, philosophe et professeur à l'Ecole normale supérieure, la volonté de changement de la "cancel culture" est justifiée, mais selon lui la méthode n'est pas la bonne: "Il faut en effet faire bouger des présupposés culturels très généraux dans nos société qui perdurent depuis des siècles, et qui valent sur le féminisme comme sur le racisme. Mais cela ne se résume pas à tel ou tel groupe qu'on voudrait dénoncer. Paradoxalement, pour faire changer la culture, il ne faut pas s'attaquer à des groupes de gens, mais plutôt définir par la loi des points de transgression qu'il faut ensuite pouvoir refuser et rejeter."

On ne peut pas mettre sur le même plan les revendications antiracistes ou féministes et des propos racistes, misogynes ou homophobes

Marie Cécile Naves, directrice de recherches à l’IRIS et spécialiste des Etats-Unis

Alors que la tribune dénonce "un climat d’intolérance général qui s’est installé de part et d’autre", cette forme d'équivalence implicite entre les discours racistes, suprémacistes et ceux qui les dénoncent est problématique pour Marie-Cécile Nave. "On ne peut pas mettre sur le même plan les revendications antiracistes ou féministes et des propos racistes, misogynes ou homophobes. Il ne faut absolument pas tomber dans le piège du relativisme. Et je note que les signataires de la tribune sont toutes des personnes célèbres qui ont un accès facile aux médias et à l'édition, contrairement aux minorités dont les voix sont marginalisées."

"Tweeter de manière dialectique et démocratique"

Un cas récent a fait pas mal de bruit: la démission fracassante d’une éditorialiste du New York Times, Barri Weiss, qui se définit elle-même comme une centriste, mais qui dit avoir subi de nombreuses pressions. Elle estime même que Twitter est devenu de fait rédacteur en chef du quotidien. Un constat partagé par Yasha Mounk: "Il y a des opinions qui ne sont pas du tout racistes ou sexistes qui ne peuvent plus être publiées dans le New York Times, parce qu'elles sont considérées comme trop controversées."

Une chose sur laquelle tout le monde s'accorde est l’influence lourde et parfois négative des réseaux sociaux sur le débat public. Mais pour Frédéric Worm, ce n’est pas forcément une fatalité: "Le rôle d'une institution est toujours d'assumer une diversité interne. Par exemple, sur tout sujet, on devrait pouvoir dire 'voilà les deux positions légitimes et démocratiques en présence'. On devrait pouvoir tweeter de manière dialectique et démocratique."

Patrick Chaboudez/asch

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