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Le pari risqué de Donald Trump face aux grandes villes démocrates

Agents fédéraux déployés face aux manifestants à Portland, 27.07.2020. [AP/Keystone - Marcio Jose Sanche]
Des grandes villes américaines s’opposent au déploiement d’agents fédéraux dans leurs rues / Tout un monde / 6 min. / le 28 juillet 2020
Six maires de grandes villes américaines, dont Chicago, Seattle et Portland, demandent au Congrès de faire stopper le déploiement d'agents fédéraux chez eux. Le bras de fer politique avec Donald Trump vire aussi à l'interprétation juridique des lois existantes.

Les maires concernés jugent que ces agents fédéraux ont exacerbé les tensions lors des manifestations contre le racisme, ces derniers jours. C'est le cas notamment à Portland, dans l'Oregon, où ils ont embarqué de force des manifestants et tiré des gaz lacrymogènes contre le maire démocrate de la ville et des activistes.

Habituellement, ce sont les républicains qui dénoncent l'interventionnisme du gouvernement fédéral. Mais cette fois, ce sont les démocrates qui parlent d'excès. Ils parlent également d'instrumentalisation d'agents fédéraux à des fins politiques par Donald Trump, qui veut se présenter comme le président de la loi et de l'ordre.

Le prétexte de la protection des bâtiments fédéraux

"Il y a une loi de 2002 qui autorise le président des Etats-Unis à envoyer des forces fédérales dans le cas où des propriétés ou des bâtiments appartenant à l'Etat fédéral sont menacés d'une manière ou d'une autre – par exemple par des manifestants", rappelle le professeur d'histoire Pap Ndyaie (Science Po Paris) mardi dans l'émission Tout un monde.

"C'est en vertu de cette loi que des agents fédéraux ont été envoyés dans différentes villes américaines et en particulier à Portland", poursuit-il. "Mais ce qui fait polémique, c'est que leurs interventions vont bien au-delà d'une protection des bâtiments fédéraux puisqu'ils interviennent pour le maintien de l'ordre de façon très brutale dans les rues".

Une loi de 1807 aussi interprétée abusivement

Selon les experts, l'Etat fédéral sort donc clairement des attributions prévues par cette loi, même s'il peut tout de même intervenir dans des cas très spécifiques. Ainsi, une loi de 1807, l'Insurrection Act, autorise le président à recourir aux troupes fédérales pour mettre fin à des troubles ou à une rébellion, mais à deux conditions seulement: quand les lois constitutionnelles sont violées ou à la demande explicite des gouverneurs.

"Lorsque le président est autorisé à utiliser des troupes fédérales, il s'agit normalement de la Garde nationale fondée en 1933 par Franklin Roosevelt", souligne Cécile Coquet-Mokoko, professeure de civilisation américaine à l'Université de Versailles-Saint Quentin. "Mais normalement, elle n'a pas le droit d'arrêter des citoyens, de les fouiller, sans permission. Il faut vraiment qu'il y ait une procédure extraordinaire, qu'il y ait une rupture de l'état de droit au sein d'un Etat, que le système juridique en particulier soit inapte, ou qu'il y ait une catastrophe naturelle, pour que l'Etat fédéral soit fondé à intervenir".

"Il y a une ligne rouge" à Chicago

La maire de Chicago Lori Lightfoot. [Chicago Sun-Times/AP/Keystone - Pat Nabong]
La maire de Chicago Lori Lightfoot. [Chicago Sun-Times/AP/Keystone - Pat Nabong]

Or à Portland ou dans d'autres villes américaines, on ne se trouve pas dans cette situation. C'est ce qui fait réagir plutôt vivement certains maires et gouverneurs. "Il y a une ligne rouge", a ainsi réagi la maire de Chicago Lori Lightfoot sur CNN. "On ne va pas autoriser la présence de troupes fédérales et l'arrestation de personnes par des agents anonymes. Cela ne va pas se produire à Chicago".

"Ces gouverneurs et ces maires sont d'autant plus opposés qu'ils sont démocrates et que le président Trump vise de façon très calculée d'un point de vue politique des mairies et des Etats démocrates", remarque le professeur Pap Ndyaie.

Une bataille judiciaire s'amorce

Et ces élus pourraient avoir recours à la justice pour obtenir gain de cause. "Ils peuvent faire appel à des cours de justice qui pourraient ordonner le retrait des troupes fédérales", remarque ce spécialiste des Etats-Unis. "Mais le président Trump et le gouvernement font valoir que des bâtiments et des agents fédéraux ont effectivement été menacés par les manifestants. Donc il y a une bataille judiciaire qui s'amorce".

Il y a eu d'autres cas où des troupes fédérales ont été envoyées par le passé. Ainsi pendant la lutte pour les droits civiques, il y a 60 ans, le gouverneur de l'Alabama Georges Wallace avait refusé l'entrée d'étudiants noirs dans les universités de l'Etat, forçant le président John Kennedy à réagir en 1963 et à envoyer la Garde nationale sur un campus pour faire respecter la Constitution américaine.

Créer un face-à-face "extrêmement dur"

Mais "l'armée a été envoyée à ce moment pour protéger la population contre des forces de l'ordre affiliées au Ku Klux Klan et contre les suprémacistes blancs", fait remarquer Pap Ndyaie. "Cette fois-ci, les forces envoyées viennent pour arrêter des manifestants. Ce n'est pas pour apaiser la situation, ce n'est pas pour rétablir l'ordre, c'est plutôt pour construire un face-à-face extrêmement dur dont Trump espère profiter".

Reste que, dans un Etat fédéral, les compétences entre les autorités locales – maires et gouverneurs – et l'Etat fédéral sont sujettes à interprétation. C''est aussi une question idéologique, avec des républicains habituellement partisans d'un Etat fédéral le plus limité possible.

Une gouvernance à géométrie variable

Mais Donald Trump a une conception à géométrie variable des prérogatives et des responsabilités de l'Etat fédéral. "On observe de sa part des attitudes contradictoires", relève Cécile Coquet-Mokoko. "S'agissant de la réaction à la crise du coronavirus, il agit en anti-fédéraliste selon la tradition républicaine qui consiste à rappeler que les Etats fédérés ont tous pouvoirs et sont souverains dans leurs affaires. Donc il renvoie la responsabilité de la gestion de cette crise aux gouverneurs et aux maires. En revanche, lorsqu'il s'agit de se présenter, lui, comme le protecteur des Américains et comme celui qui va faire prévaloir la loi et l'ordre, il se déclare prêt à passer par-dessus l'autorité des gouverneurs, surtout lorsque ceux-ci sont démocrates évidemment".

Plus généralement, on constate une fois de plus la division entre une Amérique urbaine et celle de Donald Trump. "En fait, il a fait une croix, politiquement parlant, sur les grandes villes", note Pap Ndyaie. Il mise sur le soutien de son électorat, qui est plutôt un électorat de petites villes d'Etats ruraux (…) C'est un pari politique que Trump fait, mais c'est un pari extrêmement dangereux compte-tenu des moyens déployés".

Ce pari risqué renforce encore le clivage entre deux Amériques qui ne s'écoutent plus.

Patrick Chaboudez/oang

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