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L'été 2020, ou le tourisme de masse à l'épreuve de la crise sanitaire

Tourisme: de quoi sera fait demain? Entretien avec Saskia Cousin, anthropologue à l'Université de Paris [RTS - DR]
Quel avenir pour le tourisme: entretien avec Saskia Cousin / L'actu en vidéo / 6 min. / le 20 juillet 2020
Des plages surveillées, des vacances à vélo ou des fêtes sans fin: l'été 2020 marque-t-il un tournant pour le tourisme mondial? Cette question est au coeur de la série du 19h30 "Mes vacances déconfinées" qui démarre lundi.

De la Grèce à l'Espagne, les frontières ont été rouvertes à toute allure, en dépit d'une situation sanitaire encore fragile, dans une tentative de sauver ce qui pouvait encore l'être de la saison touristique d'été de cette "maudite année" 2020, celle où un virus réussit à mettre à genoux tout un pan de l'économie mondiale. Jusqu'en Suisse, des hôtels ont dû licencier, des guides se sont retrouvés au chômage et quelques voix ont commencé à murmurer que c'était l'occasion ou jamais de repenser le business des vacances.

Les habitants de Venise, les premiers, ont partagé leur joie de voir l'eau des canaux s'éclaircir, de posséder à nouveau leur ville, asphyxiée ces dernières années par la pollution des bateaux de croisière et la surfréquentation touristique. La Sérénissime a même promis de revoir son modèle, alors que la pandémie frappait durement l'Italie.

"Comme une industrie céréalière qui épuise ses sols, l'industrie touristique épuise ses destinations", observe l'anthropologue française Saskia Cousin, interrogée par la RTS. "Cette crise sanitaire est une alerte et si elle a ces effets absolument terribles sur l'industrie, c'est parce que cette industrie s'était focalisée sur une rente et n'avait pas pensé à l'avenir, à la durabilité de son modèle."

Des indicateurs à revoir

Spécialiste du tourisme, la chercheuse porte un regard critique sur les indicateurs qui mesurent les mobilités. "Ce sont en général les statistiques du secteur aérien qui sont prises en compte. On parle d'1,4 milliard d'arrivées et on extrapole pour dire 1,4 milliard de touristes, ce qui est faux. En réalité, il y a environ 500 millions de personnes qui voyagent pour leurs loisirs. Les autres se déplacent pour leur travail, pour leur santé", explique-t-elle.

Avec la crise de coronavirus et la réduction massive du trafic aérien, les arrivées ont cependant bel et bien diminué, révélant la dépendance économique de plusieurs pays à un seul et même secteur. "Le problème, ce n'est pas le tourisme, c'est la monoculture", note Saskia Cousin. Mais aux pays européens qui s'inquiètent, elle rappelle: "le tourisme représente 5 à 10% du produit intérieur brut en Europe. C'est plus que l'industrie céréalière ou l'industrie automobile, mais ça reste peu par rapport à des pays comme les Maldives où là, il y a un vrai risque d'effondrement économique."

Car au rang des données utilisées pour se figurer le tourisme international, il y a également les exportations, soit les services rendus à des touristes étrangers ou l'argent dépensé par ceux-ci. Etudier cet indicateur permet par exemple d'identifier la forte dépendance du Portugal à ces mêmes mannes financières qui ont permis au pays de se redresser après la crise de 2008.

Elargir son public

Le rôle joué par le tourisme dans bien des économies - où le secteur pourvoit un nombre conséquent d'emplois - justifie en soi la difficulté à sortir d'un modèle, source de richesse, quitte à parfois y laisser un peu de son âme. Mais ce faisant, une forme de vulnérabilité s'est installée avec le risque d'une rupture lors d'événements comme des attentats ou la pandémie de cette année.

"Je n'ai pas de doutes que les touristes reviennent après la pandémie. J'ai plus de doutes sur la capacité collective à penser des politiques qui permettent d'éviter que ceci recommence", relève Saskia Cousin. "Dans les destinations qui dépendent de cette activité touristique, cela demande de réfléchir à la diversification à la fois en termes de production, mais aussi du public auquel on s'adresse, en réfléchissant par exemple à une politique d'accès aux congés payés des travailleurs", ajoute-t-elle.

Les gens qui voyagent dans une logique de découverte sont très peu nombreux. L'immense majorité des gens partent en vacances et, pour ça, on n'a pas forcément besoin d'aller à l'autre bout du monde

Saskia Cousin, anthropologue

En Chine, les congés payés se sont généralisés en 2005 et, très rapidement, ceux qui en bénéficient ont commencé à avoir des pratiques de vacances et de tourisme, essentiellement dans leur pays.

Touriste en son pays

Ce tourisme national est, aux yeux de Saskia Cousin, la clé d'une moindre vulnérabilité et permet de nuancer la gravité de la crise actuelle. "Entre 70 et 80% des Français ont l'habitude de partir en vacances en France", observe l'anthropologue. "Cette année, il y aura un renforcement de cette tendance, mais la vraie rupture, ce n'est pas pour les classes sociales supérieures qui devront renoncer à leur voyage en Thaïlande et qui, à la place, loueront une maison sur la Côte d'Azur, la vraie rupture, c'est pour les millions de gens qui ne pourront pas partir cet été."

Le tourisme a été durement touché, avec des millions d'emplois menacés dans l'un des secteurs à plus forte intensité de main-d'œuvre de l'économie

Zurab Pololikashvil, secrétaire général de l'Organisation mondiale du tourisme

Car malgré leur démocratisation, les vacances restent un phénomène de classe. La chercheuse dénonce d'ailleurs cet imaginaire du voyage lié au lointain et à l'exotisme, qu'elle estime construit par l'industrie du transport aérien et l'absence de politiques de régulation. "C'est parfois plus cher d'aller près de chez soi qu'à Cancun", dénonce-t-elle.

Une question de survie

Parmi les plans de soutien au secteur aérien, très peu d'Etats ont - comme l'Autriche - imposé des contreparties environnementales à leurs compagnies nationales. La plupart se sont même empressés de rouvrir leurs frontières au plus tôt par souci économique. Mais sans politiques volontaristes pour transformer le tourisme, point de salut, estime Saskia Cousin.

Et c'est toute la difficulté. D'un côté, il y a les destinations qui, malgré leurs déclarations d'intention, se sont empressées de rouvrir leurs commerces et restaurants comme avant la pandémie, histoire de sauver leur saison. Une question de survie. De l'autre, il y a les gens, leurs idéaux et leurs moyens.

D'un côté, il y a l'économie, l'offre et la demande, le marketing. De l'autre, il y a la politique, prise entre deux feux lorsqu'il s'agit d'arbitrer entre emplois et préservation de l'environnement.

Des alternatives possibles

Alors que la pandémie n'est pas près d'avoir dit son dernier mot, c'est clairement vers les chiffres rouges que tous les regards restent orientés. L'Organisation mondiale du tourisme annonce un recul de 60 à 80% du tourisme international sur l'ensemble de l'année 2020. Plusieurs pays européens prévoient déjà des déficits magistraux, le chômage augmente presque partout. Et un scénario identique se joue aux quatre coins de la planète.

Des initiatives existent cependant pour changer le tourisme, qui ne dépendent ni de l'industrie ni du monde associatif, les coopératives, très peu soutenues par les pouvoirs publics. En Italie, la plateforme Fairbnb propose par exemple une alternative à Airbnb. En France, des guides alternatifs proposés par Les oiseaux de passage encouragent "un slow tourisme responsable et solidaire".

Reste à savoir si elles préfigurent du monde d'après, une société où les voyages de proximité seraient davantage valorisés socialement, ou si elles resteront des gouttes d'eau dans l'océan.

Article et vidéo: Juliette Galeazzi

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