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"Après avoir été puissance prédatrice, l'Europe est devenue une proie"

L’interview 1-2: François Heisbourg, président International Institute for Strategic Studies (IISS)
La Chine, la Russie, les Etats-Unis et nous: interview de François Heisbourg / Tout un monde / 9 min. / le 29 mai 2020
La pandémie de coronavirus semble renforcer les divergences et les oppositions entre la Chine et les Etats-Unis. Pour François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique, ces pays sont, au même titre que la Russie, des "prédateurs". L'Europe serait quant à elle devenue une proie idéale.

Mais tout d'abord, qu'est-ce qu'un pays prédateur? Pour le géopolitologue, c'est avant tout un Etat qui a "faim" et qui "lorgne sur une bonne occasion". Ce comportement ne s'accompagne d'ailleurs pas forcément d'une idéologie ou d'une inimitié envers l'Etat convoité.

"Il n'y a pas forcément d'hostilité. On peut paradoxalement être allié d'un Etat tout en étant l'objet de sa prédation. Je fais par exemple un parallèle entre l'attitude des Etats-Unis, neutres pendant la plus grande partie de la Première Guerre mondiale, qui livraient armes et munitions aux belligérants alliés (France et Royaume-Uni) au prix fort, en se payant sur la dette. Donc la prédation, ce n'est pas tout à fait la même chose que l'inimité mais évidemment, pour celui qui la subit, ce n'en est pas moins désagréable et aujourd'hui, l'Europe est bien dans le viseur de ces prédateurs."

La Chine n'a pas été prise au sérieux pendant longtemps

Pour François Heisbourg, les puissances européennes ont été des prédatrices. Elles ont même en quelque sorte créé le modèle tout au long du 19ème siècle. Mais désormais, les rôles semblent s'inverser, notamment en ce qui concerne la Chine.

"L'Europe n'a pas pris au sérieux ce qu'il se passait en Chine pendant très longtemps, peut-être pratiquement jusqu'à l'année dernière. Beaucoup de pays européens regardaient la Chine un petit peu comme on regardait le Japon il y a 20 ans, c'est-à-dire comme un grand pays qui surgit sur la scène internationale et qui se développe. La Chine était censée être comme ce Japon qui, au fond, ne menaçait personne. Il y avait bien quelques problèmes avec les droits de l'homme mais tout cela était sans grande importance. Il suffisait de travailler en bonne intelligence avec elle".

Pour l'ancien diplomate, ce n'est donc que récemment que le regard européen sur Pékin a changé: "La Chine ne s'intéresse pas à nous à cause de nos beaux yeux mais parce qu'effectivement, elle nous voit comme une proie. Il a fallu attendre l'année dernière, un peu avant la pandémie, pour commencer à s'apercevoir que ce pays ne nous traitait pas comme un partenaire égal, mais comme un ensemble de pays qu'il fallait déguster morceau par morceau."

Une Europe moins forte mais pas impuissante

Alors que faire pour contrer les appétits chinois et ceux des autres puissances prédatrices? L'ancien diplomatique explique qu'il est désormais difficile de s'engager de manière frontale face à un pays comme la Chine car "l'Europe n'est plus tout à fait ce qu'elle a été".

Et d'ajouter: "Ce n'est pas une superpuissance, c'est un assemblage d'Etats. Ce qu'elle peut faire, c'est de jouer sur ce qu'elle sait faire le mieux, c'est-à-dire l'établissement de normes, de standards communs et aborder de façon aussi unique que possible les ambitions des prédateurs et, le cas échéant, les jouer les unes contre les autres. Car quand vous avez plusieurs prédateurs, ils sont en rivalité. La Chine, la Russie, les Etats-Unis ont leur propre agenda. On le voit bien à l'occasion de la pandémie, qui appauvrit tout le monde et qui aiguise les appétits de chacun. On voit aussi que l'Europe est capable de s'unir et de se donner quelques objectifs communs"

Ne pas oublier les autres prédateurs

Pour François Heisbourg, la crise pandémique a provoqué l'accélération de tendances qui avaient déjà démarré. Et de donner encore une fois l'exemple de la Chine, qui semble redoubler d'efforts pour gagner en influence en Europe et ailleurs.

"A Paris, nous avons une ambassade de Chine qui passe son temps à se livrer à une véritable guerre de l'information, comme si nous étions en état d'hostilité, accusant le gouvernement français d'avoir laissé mourir les gens dans des maisons de repos et en se livrant à des conduites fort peu diplomatiques."

Et de préciser: "La Chine est la plus menaçante car elle est la nouvelle superpuissance qui surgit dans le paysage, mais il ne faut pas oublier qu'il y a les autres. L'Amérique de Trump n'aime pas vraiment l'Europe. Trump l'a qualifiée d'ennemi et la Russie est toujours vue par l'Europe du Nord et de l'Est comme la puissance la plus menaçante."

Quid de la Suisse ?

Amené à donner son avis sur la Suisse, l'auteur de l'ouvrage "Le temps des prédateurs, la Chine, les Etats-Unis, la Russie et nous", explique qu'historiquement, la Suisse n'a jamais été un prédateur mais qu'elle risque, elle aussi, de devenir une proie.

Et de donner quelques conseils pour échapper à ce scénario: "Pour échapper aux prédateurs, la proie a plusieurs façons de réagir. Pour la Suisse, c'est la combinaison d'un très grand réalisme et d'une agilité, et la capacité, aussi, à ne pas se brouiller avec ses partenaires les plus proches, qui lui donnent une forme de profondeur stratégique. La Suisse n'est pas membre de l'UE, mais sur les plans géographiques, commerciaux et politiques, elle est un Etat européen."

Propos recueillis par Eric Guevara-Frey

Adaptation web: ther

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