"Il n'y avait pas eu jusqu'ici d'événement global qui fasse apparaître la fameuse communauté internationale", selon l'ancien ministre. "Sauf dans les discours qui étaient du vent. Je me demande si on n'est pas en train de vivre de façon traumatique un trauma fondateur. La peur est vraiment mondiale, alors que même les guerres mondiales n'étaient pas mondiales en réalité. C'est souvent les Occidentaux qui considèrent comme mondial ce qui les concerne, eux. C'est peut-être la naissance d'une conscience commune de vulnérabilité."
La crise du Covid-19 serait selon Védrine un événement encore plus global "que le 11 septembre, qui était d'abord un traumatisme américano-occidental". Selon Hubert Védrine, le fait que la terre entière partage un même trauma crée une communauté de destin inédite: "Ceux qui parlaient de mondialisation c'étaient les mondialisateurs. Beaucoup de peuples vivaient la mondialisation de façon passive. L'événement peut être créateur, dans la douleur, de quelque chose."
"Le virus met fin à la crédulité sur le marché mondial"
Un autre effet de la crise est selon l'ancien ministre la fin de la crédulité européenne dans le grand marché mondial: "Les mondialisateurs disaient: tout ce qui est Etat-nation on s'en fiche, c'est complètement périmé. On va faire confiance au marché mondial. C'était l'idéologie de l'OMC pendant longtemps. Toute personne qui disait qu'il faut peut-être avoir des réserves stratégiques passait pour un crétin archaïque souverainiste", juge Hubert Védrine.
Selon lui, le réveil est salutaire: "La dépendance apparaît à travers l'affaire des masques et des respirateurs. Ce n'est pas la fin de la mondialisation mais c'est la fin d'un certain angélisme, surtout européen, alors que les Américains ne se sont jamais vraiment appliqués à eux-mêmes les règles du marché mondial."
"La Chine est tentée par une conquête universelle"
Selon Hubert Védrine, un troisième enseignement est la montée des tentations "prosélytes" de la Chine: "Les grands experts de la Chine disaient de ne pas s'inquiéter. Ils disaient: 'la Chine méprise le monde extérieur et ne veut pas convertir les autres, elle ne fera jamais le coup des valeurs universelles'. Est-ce en train de changer ? C'est la question. Les Occidentaux ont toujours été prosélytes. Les musulmans sont prosélytes. La Chine non. Mais quand on atteint le degré de puissance qu'ils ont atteint, on peut se poser la question. Il y a un courant en Chine qui se dit: 'c'est le moment d'aller au-delà, notre système est très supérieur'. Les démocraties représentatives sont très contestées."
Ce changement n'est pas définitif selon l'ancien ministre, qui juge qu'un autre courant plus prudent existe en Chine, qui voudra privilégier des alliances plutôt que la conquête. L'avenir, d'après lui, dépendra aussi de la réaction occidentale et surtout européenne: "cela dépendra de ce que les Chinois trouveront en face d'eux."
Darius Rochebin/ebz