En Iran, la population paie le prix des sanctions américaines

Grand Format Reportage

Introduction

Dans un climat politiquement tendu, les sanctions américaines sur l'Iran font payer le prix cher à la population, entre chômage, augmentation du coût de la vie et pénurie de médicaments. La Suisse, dernière médiatrice, tente de créer un canal bancaire humanitaire.

Chapitre 1
Une vie devenue trop chère

La vie des 83 millions d'Iraniens et Iraniennes est devenue beaucoup plus difficile depuis le 8 mai 2018, jour où les Etats-Unis se sont retirés de l'accord sur le nucléaire, et réinstauré des sanctions sur la République Islamique d'Iran.

Depuis, le prix des marchandises dans le pays a doublé, triplé voire quadruplé. C'est le cas par exemple de denrées comme les pistaches et les amandes, aliments de base en Iran. "Du coup, le prix de toutes les confiseries a augmenté", explique un vendeur du bazar central de Téhéran, dont les clients repartent avec des sachets plus légers.

Une boutique de Téhéran affiche le prix des denrées alimentaires de base qui ont fortement augmenté. [RTS - Anouk Henry]
Une boutique de Téhéran affiche le prix des denrées alimentaires de base qui ont fortement augmenté. [RTS - Anouk Henry]

Certains ne font que regarder les marchandises. Comme cette jeune institutrice dont le salaire de fonctionnaire ne suffit plus à faire vivre sa famille. Même la classe moyenne a vu son pouvoir s'effondrer. Mais pas question de se plaindre. "Nous sommes un peuple qui sait résister aux difficultés", argue-t-elle.

Sous l'apparente normalité de la vie quotidienne, un vent d'inquiétude est perceptible chez les passants, qui évitent de répondre aux questions ou de passer devant la caméra. Ceux qui acceptent de témoigner affirment ne pas avoir peur, et prétendent que la situation va s'améliorer.

Mais, sous couvert de l'anonymat, ils osent afficher une certaine défiance vis-à-vis des autorités. Pour beaucoup, les dirigeants, aussi bien iraniens qu'américains, mènent un jeu politique au détriment de la population.

Une économie vacillante

Depuis le retour des sanctions américaines, le taux de chômage a fortement augmenté, passant de 11,8% en 2017 à 15,4% en 2019, selon les chiffres du Fond Monétaire International (FMI).

L'inflation, qui entraîne la hausse des prix et une dépréciation de la monnaie, a atteint des niveaux spectaculaires, avec un pic à +40% en novembre passé, allant jusqu'à +60% sur l'alimentation. Le prix des voitures a quadruplé, celui du tabac affiche +150%. Le FMI a également noté une récession dans le pays de -6% en 2019.

Et pour cause, les sanctions ont totalement coupé les transactions bancaires avec l'étranger, provoquant une paralysie du commerce. Il s'avère très difficile de changer son argent en monnaie locale, les bureaux de change n'acceptant parfois pas les Euros.

Des situations incongrues découlent de ce blocus, comme ce photographe qui ne peut pas publier son livre car le papier est devenu trop cher. Ou ce journal qui a dû licencier 30 journalistes pour les mêmes raisons. Ou encore cet architecte qui a perdu son emploi faute d'outils de mesure.

Le bazar de Téhéran est témoin de la baisse du pouvoir d'achat des Iraniens. [RTS - Anouk Henry]
Le bazar de Téhéran est témoin de la baisse du pouvoir d'achat des Iraniens. [RTS - Anouk Henry]

Le contre-effet des sanctions

Pour continuer à se procurer certaines denrées, un marché noir s'est développé au sein de la population, mais aussi au niveau des entreprises encore sur place qui cherchent des  moyens de contourner les sanctions.

"Les sanctions ne sont pas nouvelles en Iran. Contrairement à d'autres exportateurs pétroliers, ce pays a une vraie industrie", tempère Thierry Coville, chercheur à l'IRIS, l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques dans l'émission Forum.

"Les sanctions conduisent à un contre-effet qui est celui de pousser certains secteurs à se développer. Empêchée de vendre son pétrole en Occident, l'Iran s'est tournée vers ses pays voisins comme l'Irak et l'Afghanistan, mais aussi vers des pays asiatiques comme la Chine. Les sanctions ont donc un effet catastrophique sur un plan macro-économique, mais c'est un pays qui arrive à s'adapter et à survivre."

>> Voir le débat de l'émission Forum sur le poids des sanctions sur l'Iran :

Le débat - Iran: à quoi bon les sanctions?
Forum - Publié le 26 septembre 2019

Chapitre 2
Les espoirs brisés d'une jeunesse désabusée

En 2015, la signature de l'accord sur le nucléaire a suscité des espoirs d'ouverture et de développement à nombre d'Iraniens et d'Iraniennes. Quatre ans plus tard, ces rêves ont été brisés par le rétablissement des sanctions. La déception est amère, notamment pour les jeunes, dont le quotidien est particulièrement affecté.

Hossein, 26 ans, vit dans les quartiers pauvres du sud de Téhéran. En raison de la dévaluation de la monnaie, il n'a plus les moyens de se marier avec sa fiancée. En tant qu'aîné, il doit d'abord subvenir aux besoins de sa famille en ces temps difficiles.

Daria a perdu son emploi dans un journal, le papier étant devenu trop cher. Elham, lui, ne trouve plus les médicaments importés pour la chimiothérapie de sa mère.

J’étais en train de m’entraîner au fitness lorsque mon coach m’a dit : "Le traité a été accepté! Les sanctions sont derrière nous!"

Aylin, jeune iranienne

Issue d'une classe sociale plus aisée, Aylin peut se permettre un cappuccino dans un café branché du nord de la capitale. Mais elle peste lorsque son iPhone refuse d'installer des applications iraniennes, que l'AppStore a bloquées.

La jeune femme se souvient de la joie éprouvée lors de la signature de l'accord sur le nucléaire: "J'étais en train de m'entraîner au fitness lorsque mon coach m'a dit: "Le traité a été accepté! Tout est derrière nous, les sanctions sont derrière nous." J'étais très heureuse. La paix arrivait! Mais certaines personnes nous ont déçues."

Résister par la musique

Dans un local de répétition, la même déception est palpable. Mais pas question de se résigner pour ces cinq jeunes musiciens qui tentent de faire revivre la musique traditionnelle. "Oui, nous avons peur, la situation est terrible", avoue l'un d'eux. "Mais nous devons vivre, et notre travail est historique."

Nous ne voulons pas la guerre, nous n’avons rien contre tel ou tel pays. Nous voulons juste vivre libres.

Jeune musicien iranien

"La bonne musique ouvre l'esprit des gens. Et lorsque les gens ont l'esprit ouvert, ils n'acceptent pas un gouvernement comme celui-ci, argumente un autre. J'ai peur pour l'avenir de mon pays. Mais cela ne signifie pas que nous devons arrêter de jouer, arrêter de vivre, ou arrêter d'essayer. Vous savez, nous ne voulons pas la guerre, nous n'avons rien contre tel ou tel pays. Nous voulons juste vivre libres. Réellement libres."

Mais, pour cette jeunesse iranienne qui a grandi avec les sanctions, et dont les espoirs de changement ont été brisés, la résignation est parfois de mise. Nombreux sont ceux qui rêvent de s'exiler à l'étranger.

>> Ecouter le reportage d'Anouk Henry sur la jeunesse iranienne :

Un groupe de jeunes iraniens tentent de faire revivre la musique traditionnelle. [RTS - Anouk Henry]RTS - Anouk Henry
La Matinale - Publié le 24 septembre 2019

Chapitre 3
Pénuries pour les malades

Le rétablissement des sanctions touche également à la santé de la population. Les hôpitaux font face à une pénurie de médicaments et d'instruments médicaux.

"Voilà une machine Siemens que l'on utilise pour dépister les cancers", montre le Dr. Ahmad Mir, formé à Lausanne, qui travaille depuis 20 ans dans un hôpital de Téhéran. "On pouvait encore se la procurer ici il y a quelques mois. Maintenant c'est fini. Comme toutes les sociétés, Siemens n'ose plus venir travailler en Iran. Si cet instrument tombe en panne, il ne sera plus réparé."

Si le scanner de Siemens tombe en panne, il ne sera plus possible de le réparer. [RTS - Anouk Henry]
Si le scanner de Siemens tombe en panne, il ne sera plus possible de le réparer. [RTS - Anouk Henry]

Officiellement, les sanctions américaines à l'encontre de Téhéran ne visent pas les entreprises pharmaceutiques. Mais, sans accès au système bancaire européen, importer des médicaments ne peut pas se faire. "Si vous ne pouvez plus envoyer d'argent, vous ne pouvez rien acheter", explique le médecin chirurgien. "C'est vraiment catastrophique... Mais bon, c'est comme ça."

"Les prix sont devenus insupportables pour les patients", ajoute-t-il. "Ces sanctions font souffrir le peuple iranien, et c'est important que les gens à travers le monde le sachent. Après, est-ce que ça va affaiblir ou rendre plus arrogant le régime iranien? On n'en sait rien, et à vrai dire on s'en fout."

Le Dr. Ahmad Mir, médecin-chirurgien, formé à Lausanne, travaille depuis 20 ans dans un hôpital de Téhéran. [RTS - Anouk Henry]
Le Dr. Ahmad Mir, médecin-chirurgien, formé à Lausanne, travaille depuis 20 ans dans un hôpital de Téhéran. [RTS - Anouk Henry]

Aujourd'hui, quelques rares entreprises pharmaceutiques étrangères subsistent, dont plusieurs suisses. Mais leur présence à long terme est incertaine, tant les obstacles sont nombreux. L'entreprise Janssen, qui fait partie du groupe Johnson and Johnson, a dû stopper son expansion dans le pays.

"Tout le monde dit que les médicaments ne sont pas touchés par les sanctions, mais il ne s'agit pas seulement des médicaments", explique Elahe Alavi, directrice de la branche iranienne. "Il faut acheminer les médicaments d'une façon ou d'une autre dans le pays et cela nécessite une liaison bancaire."

La "guerre silencieuse"

Dans un parc au cœur de Téhéran, les passants s'arrêtent devant une curieuse exposition de photos, celles de malades sur des lits d'hôpitaux. Leurs visages sont hagards, leurs regards anxieux. Ces clichés sont l'oeuvre de Mehdi Hosseini. Ils datent de 2012, à l'époque où le pays était déjà sous sanctions.

Le photographe Mehdi Hosseini devant son exposition "la guerre silencieuse" dans une parc de Téhéran, en Iran. [RTS - Anouk Henry]
Le photographe Mehdi Hosseini devant son exposition "la guerre silencieuse" dans une parc de Téhéran, en Iran. [RTS - Anouk Henry]

Sur l'un des clichés, deux femmes prient sur le lit de leurs enfants. "Ce sont des mères qui ne trouvent pas de lait en poudre", explique le photographe. "Une maladie a frappé les petits à cause de ce manque de lait. Il existait un médicament, quasi introuvable, et très cher. La plupart des enfants malades en sont morts."

L'auteur a appelé son exposition "Guerre silencieuse". "Quand tu bombardes un bâtiment, tu détruis seulement un bâtiment. Mais quand tu instaures un embargo sur les médicaments, tu touches tout le monde. La rupture d'approvisionnement détruit la santé, l'esprit de la société dans son ensemble."

Aujourd'hui, Mehdi Hosseini n'a plus l'autorisation d'entrer dans les hôpitaux. Peu importe, il continue de se battre pour faire connaître la réalité des malades iraniens.

>> Ecouter le reportage d'Anouk Henry sur la pénurie de médicaments en Iran :

Les hôpitaux de Téhéran font face à une pénurie d'instruments et de médicaments. [RTS - Anouk Henry]RTS - Anouk Henry
Tout un monde - Publié le 27 septembre 2019

Chapitre 4
Le rôle crucial de la Suisse

Si les sanctions américaines ne visent officiellement pas les entreprises pharmaceutiques, le manque d'accès au système bancaire européen rend l'importation de médicaments très difficile.

Pour y pallier, les diplomates suisses tentent d'établir un canal bancaire humanitaire, le"Swiss Humanitarian Trade Arrangement", qui ne concernerait que les entreprises produisant de la nourriture et des médicaments.

La Suisse discute avec les banques, les firmes, mais aussi les Etats-Unis et l'Iran pour les convaincre d'ouvrir cette brèche humanitaire dans le blocus. Elle propose ainsi une alternative à Instex, le système de troc imaginé par les Européens pour contourner les sanctions, qui est pour l'heure au point mort. Les discussions sont bien avancées mais, selon le Secrétariat à l'Economie (SECO), elles n'ont pas encore permis d'activer le mécanisme.

Président de la Chambre de Commerce Suisse-Iran en Suisse, Cyrus Siassi se montre sceptique quand à la réussite d'une telle mesure: "Aujourd'hui, il n'y a aucune banque en Suisse qui accepte d'effectuer des transactions avec l'Iran. Même si juridiquement ces transactions seraient possibles, dans la pratique, aucune entreprise suisse n'est d'accord de prendre le risque."

>> Ecouter le reportage sur le canal financier que la Suisse tente de créer :

Une ligne financière humanitaire créée par les diplomates suisses en Iran [Keystone/AP - Ebrahim Noroozi]Keystone/AP - Ebrahim Noroozi
La Matinale - Publié le 19 septembre 2019

Dernier canal de communication

Au-delà des plaidoyers pour ce canal bancaire, la Suisse joue également un rôle crucial dans la médiation entre l'Iran et les Etats-Unis, dont les échanges directs sont presque inexistants.

Depuis presque 40 ans, la Suisse représente les intérêts américains à Téhéran. C'est aussi la Suisse qui sert d'intermédiaire entre l'Arabie Saoudite et l'Iran. Ainsi, l'Iran a plusieurs fois convoqué l'ambassadeur suisse pour qu'il serve de messager.

"J'espère que l'ambassade de Suisse dit aux Etats-Unis à quoi ressemble l'Iran", explique Foad Izadi, professeur de relations internationales à l'université de Téhéran et proche du gouvernement. "Et qu'elle les convainc que même si les Iraniens n'aiment pas tous leur gouvernement, qu'ils n'aiment pas Trump et sa politique, ils n'aiment pas non plus être sous sanctions. Ça c'est un message que les Suisses peuvent transmettre."

Quel que soit le message à transmettre, la Suisse reste donc l'unique canal de communication qui permette d'éviter que la situation ne s'enflamme. Ce fut déjà le cas en juin dernier, lorsque Donald Trump a renoncé au dernier moment à bombarder des sites iraniens.

>> Ecouter le sujet sur le rôle de la Suisse en tant que médiatrice :

Le président iranien Hassan Rohani lors de sa visite officielle en Suisse en 2018. [Keystone - Peter Klaunzer]Keystone - Peter Klaunzer
La Matinale - Publié le 18 septembre 2019

Quand à l'Union Européenne, son action a été "catastrophique, elle s'est fait marcher dessus", estime Thierry Coville, chercheur à l'IRIS, l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques dans le débat Forum.

"L'Europe est sortie de l'accord sans raison. On a participé à la crise actuelle. Ces nouvelles sanctions piétinent le droit international et les méthodes des Etats-Unis sont mafieuses. Un jour, l'Europe devra dire aux Etats-Unis qu'ils ne pouvaient pas faire ça."