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Le retour des touristes en Syrie, entre sécurité, politique et éthique

Ce qui reste des ruines de Palmyre attend à nouveau les touristes. [AFP - Manuel Cohen]
L'agence de tourisme française Clio est la première en Europe à retourner en Syrie / Tout un monde / 7 min. / le 11 mars 2019
Une agence de voyages française a remis la Syrie à son catalogue, avec de premiers voyages dès avril qui affichent déjà complet. Mais cette offre pose de nombreuses questions, notamment éthiques.

Le pays est toujours en guerre civile et en lutte contre les djihadistes du groupe Etat islamique, même si la situation se stabilise progressivement. C'est justement ce qui a décidé l'agence de tourisme culturel Clio, qui se vante d'être la première en Europe à remettre la Syrie sur son catalogue. "N'hésitez pas, soyez les premiers à vous replonger dans cette histoire multimillénaire", peut-on lire sur son site.

Le voyagiste propose un itinéraire d'une dizaine de jours à bord d'un autocar privé avec - au programme - Damas, une nuit à Homs, ancien bastion des rebelles, les vestiges de Palmyre ou encore le Crac des Chevaliers.

En dépit des conseils du gouvernement français

Le ministère français des Affaires étrangères est pourtant catégorique sur son site de conseils aux voyageurs: "Tout déplacement en Syrie, y compris à Damas et Alep, est formellement déconseillé".

Bruno Sarrasin, professeur au département d'études urbaines et touristiques à l'Université du Québec à Montréal, abonde dans ce sens: "Il est certain qu'il est parfaitement inutile, voire absurde, de précipiter la visite de zones aussi sensibles", dit-il lundi dans l'émission Tout un monde.

L'agence Clio n'a pas donné suite aux demandes d'entretien de la RTS, mais son directeur général a répondu à l'Agence France-Presse en février dernier: "Partout où nous proposons d'aller, ce sont des zones sûres", assure-t-il. "Nous n'allons pas dans des zones non encore totalement pacifiées, comme Alep ou sur l'Euphrate. A certaines étapes, le groupe sera encadré par la police."

"Un blanc-seing aux crimes du régime"

Marie Peltier, historienne belge, est également persuadée que le gouvernement syrien ne lésinera pas sur la sécurité. Mais pour elle, le problème n'est pas là: "Je pense que c'est très problématique en termes politiques, en termes de message qu'on fait passer à ce régime", relève-t-elle. "C'est une manière de participer quelque part à un blanc-seing par rapport aux crimes du régime Assad, qui continuent."

Faire du tourisme en Syrie revient donc - dans une certaine mesure - à cautionner le pouvoir en place à Damas, même si l'agence assure ne pas être là "pour donner une bonne image au régime."

Assad en protecteur des chrétiens

"Paradoxalement, depuis le début du conflit, Assad a toujours maintenu certains circuits touristiques", rappelle l'historienne Marie Peltier. "Et notamment les circuits qui visent les lieux chrétiens. Il a compris qu'en jouant la carte de protecteur des chrétiens d'Orient (...) il pouvait redorer son blason de criminel de guerre. Pour cette spécialiste de la propagande en Syrie, "c'est donc à ça qu'on participe malgré soi, quand on participe à ce type de voyage."

Et le cas syrien affiche une particularité supplémentaire. "La spécificité, c'est qu'on est toujours dans un conflit qui a fait des centaines de milliers de morts et que ces crimes ne sont pas jugés", note Marie Peltier. "C'est pour moi un gros, gros problème de nature éthique. Mais cela s'applique à tous les pays qui ont des régimes autoritaires. On se dépolitise très vite quand il s'agit d'aller à la plage."

Cédric Guigon/oang

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Pas de précipitation chez les voyagistes suisses

D'autres voyagistes vont sans doute emboîter le pas à l''agence française, même si - en Suisse - ni Hotelplan ni Kuoni ne l'envisagent dans l'immédiat. "Il n'est pas possible à l'heure actuelle d'estimer de manière fiable si la Syrie fera partie de notre offre à l'avenir. La stabilité et la paix sont à espérer pour le peuple syrien. Si tel est le cas, le lancement de voyages en Syrie est tout à fait envisageable", relève le porte-parole de Kuoni.

C'est un processus classique du tourisme et des touristes, constate Bruno Sarrasin. "Fréquenter la Syrie à nouveau, la question ce n'est pas 'si', c'est 'quand'. Evidemment dans cinq ans, lorsque la Syrie sera pacifiée, qu'on ne parlera plus des conflits armés et de la mort d'enfants, on ne se gênera pas pour aller profiter des ressources culturelles qu'on y trouve", poursuit le professeur de l'Université du Québec.

"A terme, dans nos déplacements, on finit - consciemment ou pas - par transmettre, consolider, valider ces régimes."

Le boycott touristique, une solution?

Pour les voyagistes, boycotter les Syriens qui sortent à peine d'un long cauchemar serait leur faire subir une double peine car une partie des revenus du tourisme leur sont directement versés.

Mais c'est un argument fallacieux, dit le professeur Bruno Sarrasin. "La population qui profite du tourisme, c'est la population nantie, ceux qui ont les moyens d'investir", constate-t-il.

"Je ne dis pas qu'il n'y a pas - à Palmyre ou ailleurs - un stand familial où on va vendre des petites statuettes faites main ou autre chose de cette nature. Mais le gros du budget, d'abord, il reste dans le pays émetteur."

"Au final, sur le terrain, on se partage quoi? 20%?", s'interroge ce spécialiste du tourisme. "Et imaginez ce que reçoit la population locale dans ce 20%... 2%? Donc, non, c'est un détournement de l'attention à mon avis."