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Révélations sur un transfert opaque de l'international suisse Haris Seferovic

Football Leaks: les pratiques opaques qui ont entouré le transfert de Seferovic
Football Leaks: les pratiques opaques qui ont entouré le transfert de Seferovic / 19h30 / 4 min. / le 22 septembre 2019
Double jeu de ses agents, contrats antidatés, multiplications des commissions et mystérieux intermédiaires: les Football Leaks révèlent les secrets cachés du transfert d’Haris Seferovic de l'AC Fiorentina à la Real Sociedad en 2013.
Football Leaks, une enquête du consortium European Investigative Collaborations.

Le 10 juillet 2013, l’AC Fiorentina annonçait officiellement le départ d’Haris Seferovic de son effectif. L'attaquant suisse quittait les terrains italiens pour découvrir ceux de la Liga espagnole aux côtés de la Real Sociedad de San Sebastian.

Les documents des Football Leaks, partagés par le Spiegel avec la RTS et ses partenaires de l’European Investigative Collaborations (EIC), mettent au jour les dessous obscurs de ce deal.

Au centre des affaires: Lian Sports, l'agence de Fali Ramadani et Nikola Damjanac, considérés comme des acteurs incontournables sur le marché des joueurs d'origine des Balkans. Peu connue du grand public, Lian Sports a pourtant été placée 12e d’un classement mondial des agences sportives publié par Forbes fin 2018.

Un cas interdit de "triple représentation"

La RTS a découvert dans la base de données des Football Leaks qu'une seule et même personne liée à Lian Sports a opéré en sous-main auprès de l'intégralité des parties lors du transfert d'Haris Seferovic.

Ce personnage principal est M.R., un juriste allemand spécialisé dans les montages financiers et juridiques chez Lian Sports. L'homme a non seulement servi d'intermédiaire auprès du club acheteur, comme représentant direct de Lian Sports, mais aussi auprès du club vendeur, cette fois via la société maltaise Dito Trading.

Dans le jargon des affaires footballistiques, il s'agit d'un cas problématique de "multiple représentation". "C'est une situation où une société d'agents représente aussi bien le joueur, les intérêts du club vendeur, que le club acheteur", analyse l’avocat spécialiste du droit sportif Philippe Renz, qui précise que ces rapports multiples "ne sont pas autorisés, aussi bien sous l'angle du droit commun, que des règlements de la FIFA".

Sur le papier tout est fait pour paraître propre: une entité travaille pour un club, une autre pour l'autre club. Dans les faits, la même équipe était à la manoeuvre. "Si on ne sait pas qui se trouve derrière toutes les structures, cela semble une opération normale", analyse Lorenzo Falbo, président de l'association mondiale des agents et intermédiaires du football (FIPAWA).

Des agents toujours gagnants

Les clauses des contrats signés lors du transfert d'Haris Seferovic illustrent de quelle manière Lian Sports et M.R. ont bénéficié de la situation de bout en bout. Lian Sports a ainsi été payée par la Real Sociedad pour avoir "fait baisser la somme exigée par la Fiorentina de 3 à 2 millions d’euros", alors que Dito Trading a obtenu une rémunération du club italien pour avoir réussi à vendre le buteur suisse pour "au moins 2 millions d’euros".

Les intermédiaires étaient gagnants à tous les coups. Et les commissions versées par les clubs ont été juteuses: 500'000 euros en provenance d'Italie pour Dito Trading, et au moins 300'000 d'Espagne pour Lian Sports. "800'000 euros sur un transfert à 2 millions ça fait 40%, c’est énorme", s'étonne Lorenzo Falbo.

Un club sous pression des agents de Seferovic

Mais les clauses des contrats ne sont pas les uniques surprises de cette transaction. Côté italien, mi-septembre, alors que le transfert était déjà effectif et que l’attaquant suisse foulait déjà la pelouse du stade d’Anoeta de San Sebastian, le contrat entre Dito Trading et la Fiorentina était toujours en négociation. La mission des intermédiaires était pourtant terminée depuis longtemps: la validité de ce mandat ne courait que du 1er au 31 juillet.

Ces marchandages tardifs illustrent l’accès particulier dont l'équipe de Lian Sport semble avoir disposé dans le club florentin. Lorsque M.R. exige un versement "avant la fin de l’année 2013", Sandro Mencucci, CEO de la Fiorentina de l'époque, refuse dans un premier temps. "Bien que Fali (Ramadani) et (Mario) Cognigni (le président du club, ndlr) aient passé des accords différents, nos plans financiers ne nous permettent pas de paiement maintenant, mais dans un an", se justifie-t-il.

Mais la rigueur budgétaire du CEO n'a pas résisté: les termes du contrat se voient modifiés dans la version finale et la Fiorentina accepte d’avancer un paiement. Cette emprise de l'équipe de Lian Sports n'étonne pas le journaliste Romain Molina, auteur d'un livre sur la face cachée du football: "La Fiorentina c'est la maison, ils contrôlent, ils ont leurs entrées".

Contacté, Sandro Mencucci nous a affirmé n'avoir jamais été mis sous pression et que les négociations entre clubs et agents "étaient toujours dures". Concernant l'éventuel antidatage du contrat entre Dito et la Fiorentina, l'ancienne équipe dirigeante "ne se souvient pas quand l'accord a été signé" mais assure "qu'un accord oral avait eu lieu début juillet".

Le mystérieux destin d'une Patek Philippe

Comme illustration de la bonne entente entre Lian Sports et l'ancienne direction de la Fiorentina, les documents des Football Leaks révèlent que Fali Ramadani et M.R. ont commandé un cadeau destiné au président Mario Cognigni juste après cette fenêtre de transfert réussie. Car en plus de la vente d'Haris Seferovic, la même équipe d'intermédiaire s'était aussi chargée du passage de la star monténégrine Stevan Jovetic de la Fiorentina vers Manchester City, une affaire pesant 23 millions d'euros.

Dans un email de commande à une horlogerie de luxe, M.R. précise que la garantie d'une Patek Philippe d'une valeur de plus de 32'000 euros doit être inscrite "au nom de Mario Cognigni". Ce dernier a cependant démenti de manière catégorique à la RTS avoir reçu ce cadeau, "ni aucun autre" et "prend note de l'usage abusif de son nom". Comme pour toutes les autres questions que nous avions sur ce transfert, Lian Sports n'a jamais donné suite à nos demandes et n'a pas expliqué ce geste.

Multiplication des contrats et intermédiaires

Du côté des affaires avec la Real Sociedad, l'arrivée de l'attaquant suisse ne s'est pas négociée dans la simplicité. Les échanges d’emails montrent qu'au moins trois contrats ont été signés entre le club basque et Lian Sports, chacun portant sur des commissions de valeurs différentes. Ont-ils tous été exécutés? Des extraits des comptes bancaires de Lian Sports montrent différents versements du club qui pourraient correspondre à au moins deux d’entre eux.

Mais l’empilement d'intermédiaires ne s’arrête pas là. La moitié des montants perçus par Lian Sports a été transférée à une autre société: IDUB, une agence espagnole incontournable au sein de la Real Sociedad. En contact direct avec M.R., un agent de chez IDUB se voit fournir clés en mains les termes du contrat lui assurant 50% des commissions.

"Nous avons besoin d'un minimum de paperasse"

Encore plus surprenant, les services de Lian Sports fournissent un autre contrat à l'agent d'IDUB, cette fois entre Lian Sports et une femme partageant le même nom ce ce dernier. Cette intermédiaire - dont nous n'avons trouvé aucune trace sur internet - est présentée comme "un agent ayant d’excellents contacts dans le monde du football (…) qui a introduit Lian à plusieurs clubs espagnols (…) dont la Real Sociedad". La mystérieuse entremetteuse vivant dans un petit village de Bosnie touche ainsi 30'000 euros.

Dans un message envoyé à une adresse email au nom de de cette femme, M.R. s’adresse en réalité directement à l'agent d'IDUB, lui demandant de signer l’accord et d’y insérer "le nom et l’adresse de la personne contractante" et de lui signaler "tout changement dont il aurait besoin". "Je suis sûr que tu comprendras que nous avons quelques obligations envers la banque et les auditeurs à Malte, et que nous avons besoin d’un minimum de paperasse", conclut-il élusivement.

Dernière touche d’opacité à ce transfert de l'été 2013, une dernière facture est produite. Cette fois, Dito Trading se voit facturer 180'000 euros "en lien avec le transfert de Seferovic" par TXL Investments, une société offshore gérée par… le même M.R.

Seferovic prétérité?

Haris Seferovic a-t-il été lésé par cette gestion des affaires? Les avis divergent. Pour l'avocat Philippe Renz, du moment que les agents jouent sur plusieurs tableaux, le joueur n'est plus respecté: "Un joueur est lié à son agent par un contrat de mandat. L'agent a un devoir de fidélité et doit défendre les intérêts de son client, et donc il ne peut pas se lier économiquement ou juridiquement à une autre partie prenante. Il doit rester aux côtés de son joueur, et ne peut pas agir dans des accords de transfert".

Lorenzo Falbo estime cependant que sur le plan sportif le numéro 9 de la Nati a malgré tout gagné au change de cette affaire: "il est passé d'un club qui l'avait constamment prêté à des équipes inférieures, à jouer pour la Real Sociedad. Donc sur l'aspect strictement footballistique, le transfert a été intéressant". Le journaliste Romain Molina résume cela différemment. "J'ai de la peine à ne pas voir un conflit d'intérêts lorsqu'une même personne représente l'acheteur, le vendeur et la marchandise, parce qu'au final c'est ça, les joueurs deviennent juste de la marchandise."

Contactés par la RTS, et tout comme Lian Sports, ni M.R., ni la Real Sociedad, ni IDUB n’ont expliqué les raisons de cette multiplication de contrats et commissions pour un seul et même transfert. Arrivée en juin 2019, la nouvelle direction de la Fiorentina a assuré qu'elle n’avait pas d’informations sur les transferts passés.

Quant à Haris Seferovic, "il n'a aucun commentaire à faire", nous a répondu le service de communication du Benfica, club où il s'est engagé en 2017 et avec lequel il a terminé champion du Portugal et meilleur buteur la saison dernière. Ses bonnes performances récentes ont fait augmenter sa valeur marchande. Désormais estimée à 18 millions d'euros, elle promet encore de bonnes affaires pour ses agents.

Marc Renfer, collaboration et sujet TV Cécile Tran-Tien

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La galaxie Lian Sports

Lian Sports a été créée par Abdilgafar "Fali" Ramadani et Nikola Damjanac, ancien gardien de but du Partizan de Belgrade. Dans leur portefeuille, on retrouve de nombreux joueurs de pays des Balkans, comme Miralem Pjanic de la Juventus, Luka Jovic du Real Madrid, ou encore Ante Rebic, de l'AC Milan.

Le dernier livre des journalistes du Spiegel Rafael Buschmann et Michael Wulzinger, "Football Leaks 2", révèle que M. R. a été engagé avec un salaire de départ de 200’000 euros mensuels.

Le juriste allemand, rapidement devenu un homme-clé dans la galaxie Lian Sports, avait été auparavant actif auprès de Kentaro, une société suisse active dans la revente de droits audiovisuels sportifs. En liquidation, elle a été perquisitionnée dans le cadre de l'enquête du Ministère public de la Confédération (MPC) sur la FIFA.

Une motion déposée au Parlement

Le conseiller national Sebastian Frehner va déposer une motion la semaine prochaine pour demander au Conseil fédéral de serrer la vis face aux pratiques des agents.

Pour l’UDC bâlois, la FIFA n’en fait pas assez pour limiter les activités illicites et il espère voir le gouvernement exiger des mesures.

Un porte-parole FIFA a expliqué à la RTS qu'elle travaillait actuellement sur une réforme de la régulation des activités des agents.