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Doctoresse Anne, en courant alterné entre le CHUV et MSF

Anne Pittet examine la petite Wassila sur la table d'opération de l'hôpital pédiatrique de Magaria. [Guillaume Arbex]
Anne Pittet examine la petite Wassila sur la table d'opération de l'hôpital pédiatrique de Magaria. - [Guillaume Arbex]
Anne Pittet partage son année de travail entre le Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) à Lausanne et les missions de Médecins sans Frontières (MSF). Elle opère depuis 4 mois dans le centre de soins pour enfants gravement touchés par la malnutrition à Magaria, au sud du Niger. Rencontre.

Un silence de plomb règne dans la petite salle d'opération éclairée au néon. Anne Pittet se penche sur une fillette couverte d'oedèmes. Le spectacle offert aux yeux du profane est effrayant, bien au-delà de l'horreur présentée par ce petit corps aux boursouflures rougies et omniprésentes: sonde nasale, visage barré par le scotch et les fins tuyaux de plastique. La médecin suisse de 46 ans reste impassible. Elle palpe sa jeune patiente tout juste admise au Centre de récupération nutritionnel intensif (CRENI) de Magaria, au sud du Niger. Méticuleuse, clinique, son diagnostic est immédiat: kwashiorkor. Autrement dit, un cas de malnutrition sévère touchant les enfants quelques mois après un sevrage brutal de lait maternel, entraînant de graves carences en protéines. "Le cas de Wassila n'est hélas pas isolé ici. Nous admettons quelque 35 cas de malnutrition sévère doublés de complications chez des enfants de 0 à 5 ans en moyenne par jour en cette période de soudure, précise Anne Pittet.

Elle enlève ses gants de chirurgien d'un geste rapide et machinal avant de partir en trombes dans les couloirs étroits de l'hôpital. Se faufilant entre les lits métalliques, elle refait le tour des patients les plus préoccupants pour apprécier leur évolution et adapter les traitements. Un coup d'oeil sur la fiche du malade, une prise de pouls et de température, un mot rassurant pour la mère, un conseil aux infirmiers qui assureront la garde de nuit.

Comme une évidence

Après la bataille contre les ravages de la famine, la batoille, comme on dit dans son Gros-de-Vaud d'origine. Intarrissable sur ses nombreuses expériences, Anne Pittet parcourt de mémoire la carte du monde et y plante une décennie de souvenirs: "Ma première mission remonte à 1999, c'était au Sud-Soudan dans un hôpital de brousse-brousse-brousse où je me suis retrouvée un soir à suturer à la lueur d'une lampe à pétrole 40 membres d'une même famille qui s'étaient battus pour une histoire de fille!" Puis il y a eu la lutte contre le ravageur parasite de la maladie du sommeil, encore pour Médecins sans Frontières (MSF) Suissse. "MSF était pour moi une évidence! C'était à eux que, collégienne, j'avais dédié mon premier don", s'enthousiasme la quadragénaire aux longs cheveux grisonnants.

A cette époque déjà, les récits africains de la primatologue britannique Jane Goodall titillent la curiosité d'Anne Pittet: "Je voulais devenir photographe ou médecin, assoiffée d'échanges et de cultures. Quand on est en vacances, on n'a pas assez de temps pour apprendre à connaître les gens et leur environnement." Mais le grand saut humanitaire pour sauver le Tiers-Monde meurtri par les guerres et les maladies n'est pas à l'ordre du jour, malgré l'envie. "J'ai vu trop de ces médecins tout juste diplômés débarquer en milieu inconnu avec de grandes responsabilités, je ne voulais pas "m'entraîner sur des petits noirs", confie Anne Pittet. Reste alors à poursuivre sa formation, parcourir 5 ans durant les établissements romands pour sa spécialisation en pédiatrie, ajouter une ligne de CV avec 6 mois "géniaux" d'études tropicales à Anvers. Puis viennent les promotions en hôpital... et le dilemme rendu plus intense encore par la visite à une ex-collègue du CHUV au Tibet: poursuivre sa brillante carrière en Suisse ou venir en aide aux plus démunis de la planète?

Le choix de ne pas choisir

Anne Pittet au milieu des centaines de femmes et d'enfants du centre de soins au moment de la sensibilisation assurée par des assistants nutritionnels. [Guillaume Arbex]
Anne Pittet au milieu des centaines de femmes et d'enfants du centre de soins au moment de la sensibilisation assurée par des assistants nutritionnels. [Guillaume Arbex]

Anne Pittet déteste choisir. Elle fera donc les deux, quitte à renoncer à un important poste dans la santé publique à Neuchâtel "qui m'aurait engagée sur dix ans". "C'est une question d'équilibre. J'ai besoin de vivre ces différents engagements en alternance. C'est aussi une manière de rester dans le coup en suivant la rapide évolution des pratiques médicales, notamment en néo-natologie", concède doctoresse Anne. Les missions se succèdent, pour MSF ou d'autres organisations, interrompues pour des "mises à niveau" en Suisse: Birmanie, Vietnam, Congo beaucoup. "C'est en Ethiopie entre 2003 et 2004 que j'ai vécu les six mois les plus difficiles. Un état de dénuement complet à 2200 mètres d'altitude; là-bas plus encore qu'au Niger, un enfant doit être très fort pour survivre."

Des doutes sur la pérennité de son action la taraudent de temps à autres. Des souvenirs sombres refont surface. Mais depuis 2006, Anne Pittet vit son rêve, un pied dans chaque monde: "J'ai trouvé un accord avec le CHUV à Lausanne où je reviens chaque année entre octobre et mars en tant que médecin hospitalière. Puis je consacre les six mois suivants aux missions humanitaires à travers la planète", détaille Anne Pittet.

Victoires

Depuis quatre mois à Magaria, Anne Pittet vit intensément sa mission auprès des malnutris sévères, mais une petite fenêtre s'ouvre sur la Suisse: "Bien sûr, mes amis et les grandes randonnées en montagne me manquent... Et après la confrontation quotidienne avec la mort d'enfants, rentrer au pays et examiner des petits bien portants, ça fait beaucoup de bien!"

Chaleureuse en dehors de l'hôpital, Anne Pittet dégage bien davantage un professionnalisme froid qu'une bonne conscience béate sitôt sa blouse blanche sur les épaules. Elle n'en demeure pas moins poursuivie par l'évolution de la santé de ses protégés jusque tard dans la nuit. Et quand l'occasion se présente, elle sait aussi savourer les victoires sur la malnutrition: "La petite Wassila a perdu du poids! Oui, oui, c'est bon signe, cela veut dire que le traitement a déjà atténué ses oedèmes." Un miracle de plus au CRENI de Magaria.

Guillaume Arbex, de retour de Magaria

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