En Suisse, les réseaux sociaux attisent-ils la désinformation et le populisme autant qu’aux États-Unis?
Nombreuses sont les personnes à s’informer via les réseaux sociaux plutôt que par la radio, la télévision ou les journaux. Et beaucoup craignent que des informations importantes leur soient dissimulées et que d’autres, erronées, soient davantage répandues. Autre préoccupation des utilisatrices et utilisateurs: rester coincés dans leur propre bulle de filtre.
Les États-Unis, «le pays le plus vulnérable» à la désinformation
Contrairement à la radio et à la télévision, les réseaux sociaux agissent sans tenir compte des frontières nationales: ils sont actifs à l’échelle mondiale. Une conclusion s’impose d’elle-même: si les réseaux sociaux alimentent les «fake news», la désinformation et la polarisation, ils le font uniformément partout dans le monde. Ce n’est toutefois pas le cas: certains pays et régions sont plus vulnérables que d’autres à la désinformation en ligne.
L’étude «Resilience to Online Disinformation: A Framework for Cross-National Comparative Research», publiée en 2020, s’est penchée sur différents pays européens ainsi que sur les États-Unis. Ces derniers sont décrits par l’équipe d'Edda Humprecht, spécialiste en communication, comme un cas particulier en matière de désinformation en ligne. Et ce, pour des raisons économiques et structurelles: «Le pays se distingue par son grand marché publicitaire, ses faibles médias de droit public et sa consommation d’informations fragmentée.»
La taille du marché publicitaire et le nombre important d’utilisateurs et utilisatrices des réseaux sociaux rendent la diffusion de «fake news» attrayante. Conclusion: les États-Unis sont «le pays le plus vulnérable» à la désinformation en ligne, selon l’étude.
Qui s’informe sur les réseaux sociaux?
Ces dernières années, de plus en plus de personnes à travers le monde ont pris conscience du phénomène de désinformation en ligne. Selon le Digital News Report 2023 publié par Reuters, seulement 17% des personnes s’informent encore sans préoccupation aucune via les réseaux sociaux. Les autres craignent de passer à côté d'informations importantes ou de ne pas être suffisamment bousculées dans leur opinion.
Beaucoup continuent d’utiliser les réseaux sociaux pour s’informer, mais, dans certains pays, la proportion a diminué. En Suisse, une personne sur deux s’informait via les réseaux sociaux en 2018, contre 39% en 2023. Aux États-Unis, le taux record de 51% a été atteint en 2017; en 2022, cette part est passée à 42%.
De nombreux pays africains affichent des valeurs plus élevées. Au Nigeria, 78% des personnes s’informent actuellement via les réseaux sociaux.
En Suisse, les réseaux sociaux n’ont jamais été le média décisif dans la formation de l’opinion politique. «Une nette majorité des électrices et électeurs suisses ne les consultent pas avant les élections et les votations pour se forger une opinion», concluait en 2021 l’ouvrage spécialisé Digitalisierung der Schweizer Demokratie («La numérisation de la démocratie suisse»).
Pour s’informer sur la politique en Suisse, la radio, la télévision et les journaux restent les médias privilégiés. Le public leur fait également davantage confiance.
Tobias Keller, spécialiste des médias et des sciences politiques auprès de l’institut de sondage gfs.bern, qui a collaboré à l’ouvrage spécialisé mentionné plus haut, cite pour swissinfo.ch quelques facteurs qui différencient la situation en Suisse de celle des États-Unis et du Brésil. Aux États-Unis, les médias à forte audience sont «nettement plus politisés qu’en Suisse et les médias sociaux alimentent les points de vue partisans». Au Brésil, WhatsApp et Telegram constituent «des canaux d’information très importants». Les informations partiales ou erronées sont rarement révélées.
Selon Tobias Keller, l’interaction entre les médias publics et privés ainsi que le système multipartite avec sa politique basée sur le consensus font que la Suisse résiste davantage à la polarisation et au populisme sur la Toile en comparaison internationale.
Les fréquentes votations constituent une sorte d’entraînement à la détection des fausses nouvelles: «Grâce à des centaines d’objets de votation et de campagnes, les électrices et électeurs suisses ont acquis une grande expérience dans l’évaluation d’informations diamétralement opposées (...)», lit-on dans Digitalisierung der Schweizer Demokratie.
En d’autres termes, le peuple suisse est habitué à ne pas toujours pouvoir faire confiance aux informations, quel que soit le média, en commençant par la brochure d’explications de vote du Conseil fédéral. En outre, le populisme existait bien avant l’apparition de Facebook.
Le populisme en Suisse est plus ancien que Facebook
Les réseaux sociaux ne sont pas seulement considérés comme des diffuseurs de fausses nouvelles, ils sont aussi souvent tenus pour responsables de la polarisation politique et du succès des forces populistes.
Pour sa thèse, la chercheuse en communication Sina Blassnig de l’Université de Zurich a étudié la manière dont le populisme se déploie sur Internet. Elle a notamment comparé la fréquence et le type de déclarations populistes faites par des politiciennes et politiciens de Suisse, d’Allemagne, des États-Unis et de Grande-Bretagne dans des talk-shows politiques et sur Internet. Contrairement aux attentes, ce ne sont pas les États-Unis qui arrivent en tête, mais la Suisse dans une certaine mesure.
Selon Sina Blassnig, «certaines caractéristiques du système politique suisse», qui ont souvent été considérées comme des obstacles au populisme, lui sont plutôt propices: «Les fréquentes votations populaires pourraient favoriser une campagne populiste permanente et contrebalancer ainsi les effets restrictifs du système collégial et proportionnel», explique-t-elle.
Bien que tout l’échiquier politique recoure «de temps en temps à une rhétorique populiste», il existe bel et bien en Suisse «un populisme de droite dominant». Ce populisme est toutefois plus ancien qu’Internet: «En comparaison avec d’autres pays, la Suisse compte un fort mouvement populiste de droite depuis les années 1990 déjà.»
La Suisse, inintéressante pour la Russie et la Chine
Edda Humprecht, qui fait de la recherche à l’Université de Zurich, est l’auteur principal de l’étude ayant distingué les États-Unis comme «le pays le plus vulnérable» à la désinformation.
Dans cette étude, la Suisse fait partie du groupe des pays d’Europe du Nord qui résistent le plus aux «fake news». Mais au-delà de la stabilité de sa démocratie, cela s’explique aussi par le fait que la Suisse est un petit pays composé de quatre régions linguistiques et dont l’importance géopolitique se révèle faible, selon Edda Humbrecht.
De manière générale, la Suisse se montre-t-elle résiliente face à la polarisation et au populisme? Ou sa résilience se limite-t-elle aux réseaux sociaux en tant qu’accélérateurs de désinformation? «Ni l’un ni l’autre», répond Edda Humprecht. «La polarisation et le populisme jouent un rôle aussi important que dans de nombreux autres pays. Les médias sociaux sont fortement utilisés en Suisse. Le pays est simplement moins attractif pour des campagnes orchestrées.»
Il existe, certes, des facteurs de résilience comme un système médiatique développé. «Mais les couches sociales vulnérables à la désinformation de la droite n’ont souvent pas recours aux médias publics non plus.» Le plus grand facteur est d’ordre social, selon Edda Humprecht: «En Suisse, le nombre de personnes économiquement marginalisées est plus petit qu’en France.» Cela contribue à une certaine résilience, tout comme le petit marché publicitaire.
Dans l’étude, Edda Humprecht et ses coautrices et coauteurs ont pris comme critère les marchés publicitaires et donc l’orientation vers le profit, cette dernière étant plus mesurable que la dimension géopolitique. «Mais la géopolitique est tout aussi importante. À ce niveau, la Suisse est bien placée: pour la Russie ou la Chine, il est moins intéressant d’exercer une influence en Suisse que dans un grand pays.»
L’une des raisons pour lesquelles la Suisse est moins menacée par les «fake news» que les États-Unis est donc tout simplement la suivante: elle n’est pas aussi intéressante que le pays de l’Oncle Sam.
Ecrit par Benjamin von Wyl de Swissinfo Relu et vérifié par David Eugster, traduit de l’allemand par Zélie Schaller