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Le deuil manié avec humour par l'auteure zurichoise Katja Brunner

Scène de la pièce "Change l'état d'agrégation de ton chagrin". [Théâtre Poche Genève.]
Théâtre: "Change lʹétat dʹagrégation de ton chagrin" / Vertigo / 5 min. / le 24 avril 2018
A Genève jusqu’au 13 mai, le Théâtre de Poche présente "Change l’état d’agrégation de ta tristesse". Une pièce sur le suicide d’un adolescent et sur le deuil. La révélation en français d’une auteure zurichoise majeure: Katja Brunner.

Le chagrin peut prendre trois formes: solide, liquide ou gazeux. Appelons ça la science des sentiments, l’auteure zurichoise Katja Brunner est une experte en la matière: "S’il est solide, c’est une pierre dans le ventre qui pend du cœur jusque dans le ventre, alourdit le cœur et le tire en longueur, le rendant plus long que ce qu’il aimerait. S’il est liquide, il habite dans le sang et se répand un peu partout, traverse les capillaires, les veines sans s’arrêter avant d’avoir atteint le dernier recoin du corps, le plus médiocrement irrigué. S’il est gazeux, alors le chagrin est sorti du corps, mais d’un coup, il est dans l’air."

A vous de choisir votre douleur. A vous aussi l’étape suivante: "Change l’état d’agrégation de ton chagrin". Ainsi vous avez compris à la fois le contenu et le titre de ce spectacle qui est une révélation.

Une première en Suisse romande

Jouée de Buenos Aires à Berlin, Katja Brunner, auteure de six pièces remarquées et récompensées dans le monde culturel germanique, n’avait encore jamais été interprétée en français en Suisse romande. Oubli réparé grâce au Théâtre de Poche à Genève, à sa dramaturge et traductrice Marina Skalova et, à une politique volontariste en faveur de textes de théâtres contemporains et si possible inédits. On ne sait jamais ce que l’on va découvrir au Poche et on est rarement déçu.

Katja Brunner présente "Change l’état d’agrégation de ta tristesse" au Théâtre de Poche. [BR - Samuel Rubio]
Katja Brunner présente "Change l’état d’agrégation de ta tristesse" au Théâtre de Poche. [BR - Samuel Rubio]

Voici donc une pièce sur l’après. Un adolescent s’est donné volontairement la mort. Nous voici à l’église, au cimetière, dans l’appartement familial. Il reste la mère, les deux sœurs. Le père? On ne sait pas. Il y a aussi les voisins et certains narrateurs inattendus: un renard boiteux qui passait par là, Madame la Mort et des asticots. Plutôt frustrés, ces derniers: on décède de plus en plus tard dans ce pays. Et tout est désormais si aseptisé, nettoyé, caché, qu’il n’y a bientôt plus personne déposé en entier là-dessous. Sous les pissenlits.

La mort avec ironie

Katja Brunner parle donc de la mort, du suicide et du deuil sous nos latitudes. Elle aborde le tragique avec de l’humour, une ironie parfois glaçante et des points de vue surprenants. L'affliction serait avant tout affaire de digestion, d’esprit et de sucs gastriques.

Pour servir ce texte qui est une très belle et poignante surprise, un trio d’excellentes comédiennes, une metteuse en scène qui a le sens de la musicalité du verbe et un jeune performer qui incarne l’absent et le goupil: Barbara Baker, Marika Dreistadt, Judith Goudal, Anna Van Brée et Salou Sadras.

"On se dit qu’on a tout donné aux gens qu’on aime, pourtant ils finissent par nous abandonner", constate celle qui doit continuer à vivre. Une telle pièce ne se lâche pas facilement. Le noir revenu, son texte résonne encore. Puissant, vivant, triste, drôle à la fois. Une réussite.

Thierry Sartoretti/jd

"Change l’état d’agrégation de ta tristesse", Théâtre de Poche à Genève jusqu'au 13 mai

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