La soeur cachée de Marie-Thérèse Porchet

Grand Format

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Introduction

La folle créature fête ses 20 ans avec une tournée emperruquée. L'occasion de prouver, sans test ADN, qu'elle a une sœur jumelle: "La Vieille Dame" d'Omar Porras. Deux bons personnages de théâtre faits d'une même chair.

Deux perruques, deux triomphes

Joseph Gorgoni célèbre les 20 ans de sa créature en reprenant, en tournée romande, son tout premier show. Alors qu'Omar Porras, dont on peut voir le nouveau spectacle "Amour et Psyché" au théâtre de Kléber-Méleau de Renens, a repris, pas plus tard que la saison dernière et après l'avoir modifié au moins une demi-douzaine de fois ces 25 dernières années, sa "Visite de la Vieille Dame".

>> A voir l'interview de Marie-Thérèse Porchet dans "le 12h45" :

L’invité culturel: Marie-Thérèse Porchet revient sur scène avec son premier spectacle
12h45 - Publié le 4 avril 2017

Deux si bonnes viandes. Enfin non, justement. Deux si bons personnages de théâtre, mais faits d'une même viande. Chair de la même chair, sang du même sang. De qui parle-t-on? De Marie-Thérèse Porchet née Gorgoni. Et de son double de l'ombre, sa sœur de travestissement: "La Vieille Dame", fameux personnage de Dürrenmatt joué par le metteur en scène genevo-colombien Omar Porras... Elles sont des sœurs jumelles, nées sous le signe des tréteaux.

Deux stars du théâtre

Un jour, les historiens écriront que les deux stars du théâtre romand de ces 20 dernières années, ce sont bien elles. Les chiffres le diront, le nombre de tournées, de représentations, de reprises, de retours, d'adieux, d'éternels come-back, de réinterprétations, d'articles de presse, de vocations, de larmes versées dans le public, de souvenirs encore embués et vifs.

Alors bien sûr, les idiots, les aveugles, les mal embouchés, les bien-pensants, les catégoriques vous diront que Marie-Thérèse et la Vieille Dame, ça n'a rien à voir – non mais des fois, Gopferdamminommol! Et pourtant. Même façon de porter la perruque. Mêmes tournées triomphales en terres romandes, bourbine et jusque dans le monde. Même jeu sur un accent à couper au couteau de charcutier.

Même succès par-delà les chapelles. Mêmes critiques des chapelles. Même genre – le mauvais, enfin, on se comprend, le vrai, le juste, le seul qui soit vrai, le genre humain que l'on décide de se construire. Même éternelle jeunesse – no botox, mais des tonnes de maquillage. Même façon de renverser la tête comme Miss Piggy, et de se rengorger en toisant les étoiles. La Vieille Dame, la truie est (surtout) en elle. Quant à Marie-Thérèse, elle en aura fichu, du boxon…

>> Omar Porras pour sa création "Amour et Psyché" :

Rencontre avec Omar Porras pour "Amour et Psyché"
La Puce à l'Oreille - Publié le 23 mars 2017

>> Marie-Thérèse Porchet dans "La Puce à l'Oreille" :

Portrait de Marie-Thérèse Porchet
La Puce à l'Oreille - Publié le 30 mars 2017
Image du spectacle "La visite de la vieille dame" d'Omar Porras. [Teatro Malandro - Marc Vanappelghem]Image du spectacle "La visite de la vieille dame" d'Omar Porras. [Teatro Malandro - Marc Vanappelghem]

Le monde a fait de moi une putain, je vais faire du monde un bordel.

Clara Zahanassian, dans "La visite de la vieille dame" de Friedrich Dürrenmatt

Deux divas de laboratoire

La Porchet, son personnage naît au début des années 90, d'improvisations déconnantes entre amis, d'imitations déjantées pour la "Revue" genevoise dirigée par Pierre Naftule. Elle est boostée par l'émission de télévision "Ça colle et c'est piquant" où cette Vaudoise au nom interminable scotche ses premiers fans. On est loin des cercles bien-pensants de la culture subventionnée et des festivals officiels.

>> A voir une archive de l'émission de "Ça colle est c'est piquant" avec Marie-Thérère Porchet :

Archive de Marie-Thérèse Porchet dans "Ça colle est c'est piquant"
RTSculture - Publié le 3 avril 2017

La Vieille Dame de Porras naît, elle, carrément dans la dèche. À la fin des années 1980, Omar Porras a quitté la Colombie pour étudier le théâtre en Europe, il fait la manche et ses armes dans le métro. Quand il débarque à Genève, il trouve refuge au squat du Garage. Son accent sud-américain est tel qu'il découragerait presque la poignée de ses spectateurs ardents, quoique congelés par le froid. Porras découvre la pièce "La Visite de la vieille dame" de Dürrenmatt. Il s'attribue le rôle-titre de cette histoire de femme jadis chassée à mort de son village, et qui revient se venger une fois fortune faite. Pour son personnage, Porras puise ses atours du côté des poubelles et des friperies.

>> A voir une archive sur "La visite de la vieille dame", une mise en scène signée Omar Porras :

« La visite de la vieille dame », une mise en scène d'Omar Porras
RTSculture - Publié le 3 avril 2017

Chacune à leur manière, Marie-Thé et La Vieille Dame sont donc des créatures des marges, des personnages de laboratoire. Bien que stéréotypées, elles ont éclos hors système. Filles illégitimes d'un circuit culturel qui commence à s'officialiser, elles sont aussi les merveilleuses héritières non déclarées de deux étoiles de la scène romande: Benno Besson et Zouc. À l'orée des années 90, elles sont encore deux gagneuses. Bientôt, elles seront des queensInglorious bastards!

Deux créatures de rêve

Oui, de rêve. Et au sens propre. Gorgoni, le fils d’immigrés italiens, et Porras, le nomade colombien, se sont forgé chacun un destin d'artistes envers et contre beaucoup.

Joseph Gorgoni. [RTS - Didier Kessi]

Derrière les gags et le douzième degré de La Porchet, il y a le courage insouciant d'un petit garçon qui transformait une brosse à cheveux en micro pour chanter du Sylvie Vartan dans les fêtes de famille, puis qui se frotta au milieu des travestis interlopes avant de briller dans "Cats".

Derrière la voix fluette de la Vieille Dame, il y a l'obstination têtue d'un adolescent colombien qui largua ses maigres amarres pour les feux de l'Europe. Même s'il y a un monde entre les sketches de Joseph et les farandoles macabres d'Omar, le spectateur lit, dans leur Porchet ou leur Vieille Dame sans cesse repris, retravaillé et revisité, une forme de courage et d'obsession qu'on peine à entendre aujourd'hui, sur les scènes. C'est ce qui fait de Joseph et d'Omar des jumeaux malgré eux.

"La visite de la vieille dame" [malandro.ch]

"Vous savez ce que l'on dit: pour être une star il faut toujours une petite pointe de mystère. Et bien, non seulement j'ai une petite pointe, mais je sais où elle est".Marie-Thérèse Porchet

2012. Marie-Thérèse Porchet a 20 ans. [RTS/Philippe CHRISTIN - Philippe Christin]

Deux reines du genre

Aujourd'hui, Gorgoni s'est arrondi. Porras est maigre comme un calligramme. Le premier s'est dévoilé dans un spectacle sans fard, parfois gauche, mais de bout en bout bouleversant. Le second dirige le théâtre de Kleber-Méleau et parle comme un patriarche. N'empêche. Leurs deux héroïnes travesties sont si contrefaites, si bricolées, si maniérées, si kitsch et si artificielles qu'elles semblent promises à une forme d'universalité.

"La Visite de la Vieille Dame" dans la mise en scène d'Omar Porras. [Théâtre Kléber-Méleau - Marc Vanappelghem]

Dans les rangs de Porras, on parlera de distanciation brechtienne – créer des spectacles emballants où tout soit juste assez décalé pour que la critique puisse naître. Du côté de Gorgoni, on préférera parler du "camp", cette esthétique théorisée par Susan Sontag qui voit une culture opprimée ou minoritaire (gay, en l'occurrence ici) mixer auto-ironie et sincérité, saper une culture dominante tout en surjouant les codes établis…

2016. Joseph Gorgoni : de A à Zouc [Pascal Bernheim / BlackTulip Fac]

Distanciation brechtienne, esthétique du camp, théorie des genres… De tout cela, sous leurs perruques illusoires et leurs accoutrements de chimères fatales ni La Porchet ni sa sœur de théâtre ne semblent s'en émouvoir. Nous si: à Maman, à Marie-Thérèse et à la Vieille Dame pour la vie.

Crédits

Proposition et texte: Stéphane Bonvin

Réalisation web: Lara Donnet et Melissa Härtel