"Violence Forest", adaptation de la "Pastorale américaine" sur fond de lutte écoféministe
Le théâtre, c'est aussi du dépaysement. Passez une porte et vous vous trouvez ailleurs, dans un temps présent qui n'est plus votre quotidien. Repassez cette porte dans l'autre sens et vous garderez le souvenir d'un voyage. Dépaysé peut avoir pour synonyme déraciné. Dans le spectacle "Violence Forest", c'est tout le contraire. Les racines sont au cœur du plateau, irriguent le sujet, accompagnent et protègent Merry, l'héroïne de cette histoire née dans un bois et poursuivie dans une forêt fantastique et édénique.
Optez pour les rangs proches de la scène. Face à vous, trois colonnes extraordinaires: des troncs d'arbres. L'espèce est bien mystérieuse. Tropicale? Couverte de liège ou de lianes? Il s'agit des sculptures de la plasticienne française Eva Jospin dont les rêves sylvestres peuplent musées et galeries, transformant ces lieux d'ordinaire aseptisés en jungles merveilleuses. Ces colonnes sont constituées de milliers de petits bouts de carton d'emballage soigneusement découpés et collés. Au théâtre, sous un éclairage idoine, l'illusion est totale: nous sommes bel et bien dans la forêt mystérieuse d'un conte.
La guerrière du maquis
Pas de princesse endormie dans "Violence Forest", mais une rebelle rompue à toutes les stratégies de clandestinité. Elle s'appelle Merry et a les traits et la voix parfois chantante de la comédienne Laura Den Hondt, laquelle passe de timide enfant bégayante à guerrière du maquis.
On doit "Violence Forest" à la metteuse en scène Nina Negri. Elle s'empare d'un roman de l'Américain Philip Roth, le désormais classique "Pastorale américaine", pour le transposer dans notre époque. Chez Roth, Merry, fille de famille bourgeoise de Newark, lutte contre la guerre du Vietnam en commettant un attentat meurtrier. Ici, Merry disparaît dans la nature, au propre comme au figuré, désormais militante écoféministe passant illégalement de lits de camp en campements.
Une forêt protéiforme
Promenons-nous dans les bois d'Eva Jospin où le loup n'y est pas. Du moins pas encore, car il s'agit ici d'un combat pour l'ensauvagement et l'abolition de la frontière entre culture et nature. Un tronc abrite une cavité. C'est une grotte, un ventre maternel, un refuge pour la jeune Merry.
Plus tard, grâce à cette scénographie emplie de surprises, les trois souches changent d'échelles. La nuit venue, les voici cités verticales gigantesques, abritant des milliers d'habitants que l'on devine derrière les fenêtres illuminées de leurs appartements. Un monde urbain, grouillant, que Merry rejette.
L'utopie sylvestre
Plus tard encore, les troncs deviennent utopie forestière, friche de tous les possibles et lieu où la matière morte, la pourriture, nourrit sans cesse le vivant. L'espoir d'un nouveau départ ou le trépas d'une cause perdue. On perd parfois le fil dans ce récit en je, mais peut-importe au fond: s'égarer fait aussi partie d'une balade au fond des bois.
"Violence Forest" a le souffle large de l'utopie, le verbe fort de la militance et l'expression visuelle enchantée. Américaine elle aussi, l'auteure de SF Ursula K. Le Guin rêvait que "Le nom du monde est forêt". Cette forêt existe. Sur la scène de la Comédie et dans les songes du public.
Thierry Sartoretti/mh
"Violence Forest" de Nina Negri, avec Laura Den Hondt, Comédie, Genève, jusqu'au 23 mars 2024.