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"Le bonheur", un miracle de théâtre russe et engagé

"Le bonheur", mise en scène signée Tatiana Frolova. [DR - Valentine Zeler]
Le Bonheur, à la russe / Vertigo / 7 min. / le 26 octobre 2021
Dans sa dernière création, le Teatr Knam de Komsomolsk-sur-l'Amour s’interroge sur le bonheur dans la Russie d'aujourd’hui. Une mise en abîme signée Tatiana Frolova à découvrir à Lyon jusqu’à samedi, puis au TPR de La Chaux-de-Fonds les 12 et 13 novembre.

Ce n’est pas de l’humour et surtout pas du second degré. C’est la brutale expression du réalisme politique. A la question "qu’est ce qui va advenir après Poutine?", un dirigeant russe interrogé par une télévision répond: "Poutine! Après Poutine, il y aura Poutine…". Traduction: n’espérez pas le changement; le système est verrouillé, cadenassé, protégé, immuable; circulez, il n’y a rien à voir.

Au milieu de la dernière mise en scène du Teatr Knam, cette interview projetée sur grand écran fait rire le public de la salle du Théâtre des Célestins à Lyon. On pourrait aussi en pleurer de désespoir. Depuis 2013 et la première invitation de cette compagnie de l’Extrême-Orient russe au festival lyonnais Sens Interdits, les spectacles du Teatr Knam semblent nous raconter une réalité à chaque fois plus sombre.

Une compagnie qui tient du miracle

Et pourtant, la troupe de la metteuse en scène Tatiana Frolova, infatigable militante pour le droit à la parole, le devoir de mémoire et le débat critique, préfère chercher des traces d’espoir. Elles jaillissent aussi dans "Le bonheur", dernière création miraculeuse de cette compagnie venue des HLM de Komsomolsk-sur-l'Amour, là-bas, tout au bout de la Russie, à 8636 kilomètres du Kremlin. Parce que l’aventure du Teatr Knam tient bel et bien du miracle avec sa vingtaine de places, sa farouche indépendance et ses créations de théâtre qui tiennent à la fois du documentaire, de la psychanalyse d’un peuple et du conte merveilleux.

"Le Bonheur", pièce russe ultra engagée. [Theatre Kn AM Tatiana Frolova]

Pour comprendre le présent russe, il faut convoquer son passé. Parler encore et toujours des morts du stalinisme et des ismes qui ont suivi. Parler des guerres menées par l’Union soviétique, puis par la Russie. Il faut donner la parole aux morts, aux disparus, recueillir les rêves des vivants. "Le bonheur" débute telle une cérémonie chamane. Avec ses voix venues d'ailleurs, ses êtres fantomatiques apparaissant derrière des rideaux de plastique, ses photographies en noir et blanc d'hommes en uniforme et enfin ses percussions pour réveiller les esprits et les consciences.

Un théâtre comme une enquête de terrain

Pour comprendre le présent russe, il faut offrir la parole aux plus modestes de ses habitantes et habitants. Les voici qui s'expriment qui à la télévision locale, qui devant les micros et caméras du Teatr Knam. Quel est leur vision du bonheur? Leur souvenir le plus heureux? Qu’attendent-ils de la vie? La troupe se mue volontiers en pool d’enquête de terrain, parcourant les marchés et les manifestations de Komsomolsk. Cette matière filmée dialogue en direct sur scène avec les comédiennes et comédiens dans un ballet d’éclairages mutuels.

"Le Bonheur", un miracle de la troupe de la metteuse en scène Tatiana Frolova. [©Theatre KnAM web]

Pour comprendre le présent russe, on peut aussi questionner ses symboles et ses signes. Ainsi la figure passée du héros Gagarine et sa fusée. Les Soviétiques avaient la tête dans les étoiles. "Le bonheur" passe du casque de cosmonaute à celui tout aussi sphérique des OMON, les forces spéciales du Ministère de l’Intérieur qui répriment les manifestations dans la Russie actuelle.

Une forme d'auto-analyse

Pour comprendre le présent russe, on peut aussi se livrer personnellement. Chaque membre de la troupe du Knam raconte son parcourt personnel, ses propres interrogations, assis dans le public, face caméra. L’exercice tient de l’auto-psychanalyse. La parole se délie, en traduction simultanée depuis le plateau.

Ages et sexes ont beau être différents, ils tissent une même histoire, celle d’une population qui se demande si son existence quotidienne n’est qu'une suite de fatalités plus ou moins malheureuses ou comment reprendre en main son destin dans cette société "où la vie personnelle est minuscule et la vie collective immense". Il est question de victimes et de bourreaux, les rôles se mélangent parfois. Il est aussi question de faim, de travail, d’alcool et de suicide.

Poutine comme cible

Vous n’entendrez pas cette phrase dans le spectacle "Le bonheur", elle pourrait pourtant y figurer, ce spectacle appréciant les slogans et autres aphorismes. Elle porte la signature de Vladimir Poutine, encore lui:

Celui qui ne regrette pas la dissolution de l’URSS n’a pas de cœur. Celui qui veut ressusciter l’Union soviétique n’a pas de cerveau

Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie.

Là aussi, il y aurait de quoi rire: belle et bonne formule. Et au-delà ?

Explorant passé, présent et avenir, le spectacle "Le bonheur" révèle une béance, le rêve inassouvi d’une société meilleure et un besoin de sens. Tatiana Frolova et sa compagnie ne savent pas combien de temps le Teatr Knam pourra poursuivre son travail avant d’être déclaré, lui aussi, ennemi du peuple ou agent de l’étranger. Cette incertitude est aussi l’objet du spectacle. "L’espoir, c’est l’angoisse", déclare l’un des comédiens avec un sourire où pointe une généreuse ironie.

Thierry Sartoretti/mcm

"Le bonheur", spectacle en tournée au Théâtre des Célestins, festival Sens Interdits, Lyon (F), jusqu’au 30 octobre; Théâtre populaire romand (TPR), La Chaux-de-Fonds, les 12 et 13 novembre.

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