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Dans "Angels in America", un mauvais ange plane sur les Etats-Unis

Philippe Saire, chorégraphe et directeur du théâtre Sévelin 36. [Philippe Weissbrodt]
Lʹinvité: Philippe Saire, Angels in America / Vertigo / 43 min. / le 20 novembre 2019
"Angels in America" raconte au théâtre les années SIDA à New York. Signée Tony Kushner, cette pièce est mise en scène par le chorégraphe Philippe Saire, qui lui ajoute le mouvement à la parole. A découvrir à Lausanne, puis en tournée.

Chez l'Américain Tony Kushner, les anges sont comme les oiseaux. Divers, variés, de bonne ou mauvaise augure. Certains planent haut, d'autres rasent les gouttières.

Il y a les créatures avec un truc en plume, ainsi cet infirmier noir affecté aux soins des mourants du SIDA qui se métamorphose en Shéhérazade la nuit venue. Il y a les rapaces, tel Roy Cohn, prédateur financier autant que sexuel, pote du jeune Donald Trump et avocat douteux. Lui aussi attrape le virus, malgré sa hâblerie "d'hétéro qui baise aussi des mecs". Il y a les oiseaux de la basse-cour, captifs de l'épidémie, affolés, condamnés, qui ne savent plus s'ils doivent se fuir ou s'entraider devant ce fléau qui les décime. Il y a enfin cet aigle, conquérant et vindicatif, le même que sur les billets d'un dollar. Un drôle d'oiseau qui annonce l'apocalypse et une ère nouvelle faite de conservatisme moral mâtiné de reganisme. Make America great dans les années 1980 déjà. Voilà pour la volière.

Du théâtre en mouvement

Chez le chorégraphe Philippe Saire, les comédiens sont aussi des oiseaux. Ils ont la grâce des grues au moment de la saison des amours. Chacune de leurs phrases s'accompagne d'un mouvement: solitaire, à deux, à trois. Chaque danse exprime ce que les mots suggèrent ou alors les remplacent. Sous sa direction, "Angels in America" devient du théâtre en mouvement ou de la danse qui parle. Le parti-pris surprend au début, puis on s'y fait.

Comme dans une comédie musicale où subitement les dialogues deviennent chansons et les situations des numéros de claquettes. A ce jeu mobile, les comédiennes et comédiens s'en sortent très bien, ce spectacle se déployant sans la compagnie habituelle de Philippe Saire. Un jeu malicieux de panneaux permet la succession des scènes alors que de la brume artificielle accompagne les instants plus surréalistes.

Les années du fric roi et des nuits folles

"Angels in America" est un spectacle qui originellement se déploie sur 6 heures, résumées par Philippe Saire en 2h30, lesquelles filent à la vitesse d'une série télévisée. Découpage rapide, succession de scènes brèves, défilés de personnages, répliques punchy et chutes savamment distillées relancent l'action. Il y est question des années SIDA, de l'apparition du premier traitement efficace (mais au combien lourd et hors de prix, l'AZT) et de cet instant terrible où la maladie stigmatise une communauté qui n'était pas encore parvenue à obtenir un véritable et reconnu droit d'existence. Combien de dénis, de panique et de mise au ban de la société? Qu'on se rappelle feu le comédien Rock Hudson (officiellement chéri de ces dames) dont le corps dut être rapatrié d'Europe aux USA dans un avion vide de tout passager, personne ne voulant risquer de contagion.

On se plonge dans ces années du fric roi au crépuscule des folles nuits en boîte. Avec ses situations (le couple qui se sépare devant la maladie, le Mormon qui n’ose pas avouer son homosexualité, le trader raciste qui refuse les soins de l'infirmier noir), "Angels in America" vaut tous les cours d'histoire sur les années SIDA et rappelle les films et séries de ces années malades.

Témoignage plus que manifeste

La pièce parle-t-elle aussi d'aujourd'hui? La réponse est plus nuancée. Oui, pour le côté décomplexé et raciste de l'Amérique trumpienne. Oui, pour le retour à une morale chrétienne rigoriste qui remet en cause le droit à l'avortement et rêve de renvoyer dans les ténèbres celles et ceux qui ne se conforment pas aux normes hétérosexuelles. Mais pour le reste, quid de cette tension incroyable que fut l'apparition d'une épidémie mortelle dans nos sociétés occidentales qui croyaient avoir rangé les grandes faucheuses (peste, choléra, typhus, variole, grippe espagnole, etc) dans les oubliettes de l'histoire ou sur des territoires si loin de Manhattan, Londres, Paris ou Lausanne? Aujourd'hui, "Angels in America" tient plus du témoignage que du manifeste. Ce qui n'enlève rien à sa valeur spectaculaire.

Thierry Sartoretti/ld

"Angels in America" en tournée: Lausanne-Arsenic, jusqu'au 1 décembre; Genève- Comédie, du 13 au 18 janvier 2020; Villars-sur-Glâne- Nuithonie, les 20 et 21 février 2020; Bienne- Nebia, le 5 mars 2020; Delémont- Forum Saint-Georges, le 7 mars 2020; Yverdon-Les-Bains- Théâtre Benno Besson, les 2 et 3 avril 2020-

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