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"Le Souper", à table avec un mort pour trouver la paix

Une image du spectacle "Le souper" de Julia Perazzini. [arsenic.ch - Yves-Noël Genod]
Théâtre: "Le Souper" conversation avec un mort / Vertigo / 5 min. / le 7 novembre 2019
Dans son spectacle "Le Souper", la comédienne Julia Perazzini est seule en scène au Théâtre Arsenic de Lausanne. Enfin, pas tout à fait seule…

Jusqu’au 10 novembre, Julia Perazzini reçoit un invité. Il s’appelle Frédéric. L’appeler par son prénom ou lui donner un âge n’a pas été facile. Frédéric est mort alors qu’il était encore bébé, bien avant la naissance de Julia. Frédéric est donc son frère aîné à l’existence brève en tant qu’être vivant, mais continuellement présent en tant que mort.

Pendant longtemps, Frédéric n’a été qu’une photographie de bébé, exposée chez les parents, à côté des autres portraits de frères et sœurs qui l’ont suivi. Cette distance a trop duré, Julia Perazzini lui propose un souper en tête à tête. Cuisine italienne au menu. La petite soeur lui déclare: "Je t’ai invité ici parce que tu reviens tout le temps". Et le grand frère lui répond: "Oui, je voulais voir comment t’allais". Le geste rappelle Molière et son Dom Juan invitant à dîner la statue du Commandeur. Mais ici, il n’est pas question de bravade ou de défi blasphématoire, mais au contraire de réconciliation, de déjeuner en paix.

La ventriloquie pour converser avec l'absent

Comment faire apparaître un mort sur un plateau de théâtre sans que cela ne vire au Grand Guignol? Par la voix et à travers le corps de la comédienne. Le timbre de Frédéric est aigu. Au début, il bute sur certaines voyelles. Il n’a pas une voix d’enfant, pas une voix d’homme adulte pour autant. Il est dans l’entre deux, dans l’incertain. Pour faire parler son frère décédé, Julia Perazzini utilise la ventriloquie. Ce n’est pas une astuce ou un procédé théâtral: ce frère, ou plutôt son absence si présente, se trouve précisément à l’intérieur de la comédienne, dans son esprit, dans ses rêves. Il est dès lors naturel que Frédéric s’exprime par sa voix et que ce dialogue naisse au sein d’une même bouche.

Spectateurs, nous voici donc face à la voix d’un mort. A nous de lui donner un corps, une présence physique. Dans la salle de l’Arsenic, à Lausanne, il n’y a qu’un immense rideau de théâtre vert posé sur le sol, un subtil jeu d’éclairage signé Philippe Gladieux et de la musique jouée en live par Samuel Pajand. Julia Perazzini bouge, chante, sculpte ce tissu, converse, écoute son frère lui raconter l’histoire d’Orphée et Eurydice aux Enfers. Notre imaginaire et nos propres souvenirs liés à la mort font le reste. Dans ce spectacle très intime et personnel, il est question de notre rapport à nos morts, à celles et ceux qui nous ont précédé et continuent à vivre avec nous, en nous. A leur présence plus ou moins active ou passive.

Vinciane Despret, au bonheur des morts

Pour préparer ce spectacle, la comédienne a travaillé avec la chorégraphe Yasmine Hugonnet. Cette danseuse suisse pratique la ventriloquie dans ses spectacles de danse. Avec elle, Julia Perazzini a recherché "à articuler ce qui se meut entre le visible et l’invisible". Un livre a contribué également à la libération de cette parole venue d’outre-tombe: "Au bonheur des morts, récits de ceux qui restent" de Vinciane Despret.

>>> A écouter également: Vinciane Despret, la parole est aux animaux et aux morts:

La couverture du livre ""Au bonheur des morts" de Vinciane Despret. [Editions La Découverte]Editions La Découverte
Nez à nez avec Vinciane Despret, la parole est aux animaux et aux morts / Nez à nez / 26 min. / le 24 décembre 2016

Cette philosophe belge part d’un constat: nous parlons à nos morts, nous pensons à eux, nous leur rendons visite, parfois nous leur écrivons. Cette relation n’est pas à sens unique. Les morts ont une existence bien à eux, différente de leur statut d’anciens vivants et en aucun cas, cette existence relèverait du néant, du rien. Il existe un lien réciproque entre eux et nous. Pour Vinciane Despret, "le désir des morts d’être souvenus appelle les vivants à commémorer, tout comme l’obligation des vivants à le faire, convoque le désir des morts".

Thierry Sartoretti/mh

"Le Souper", Théâtre de l'Arsenic, jusqu'au 10 novembre.

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