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"Tango" de Slawomir Mrozek, un grand bond en avant 53 ans en arrière

"Tango", du Polonais Slawomir Mrozek, à découvrir au Théâtre du Loup, à Genève. [theatreduloup.ch - Carole Parodi]
Spectacle: "Tango", théâtre de lʹabsurde politique / Vertigo / 4 min. / le 14 octobre 2019
Un ordre nouveau pour secouer l’anarchie familiale. C’est "Tango", une comédie satirique polonaise de 1966 à redécouvrir au Théâtre du Loup à Genève, jusqu'au 20 octobre.

"Tango", c’est le monde à l’envers. Les parents vivent à l’avant-garde alors que le fils rêve principes, rigueur, autorité. Concrètement: fiston Arthur souhaite un mariage, un appartement familial rangé et des parents qui ne traînent pas toute la journée en pyjama à jouer au poker avec une grand-mère indigne et Edek, une espèce de gorille, amant de madame. Papa est artiste. Il préfère jouer ses spectacles auto-proclamés révolutionnaires devant sa petite famille: il s’y moque de la Genèse et tire à coup de revolver dans le compteur électrique de l’appartement, histoire de choquer son petit public. Vive l’art performatif! A bas le théâtre bourgeois! Fiston porte le veston; il trépigne de rage; il louche sur le revolver; il n’en peut plus.

On peut lire aujourd'hui ce conflit de génération sous l’angle parents soixante-huitards psychanalysés et égocentriques, versus jeunesse en quête de repères et tentée par l’autoritarisme, voire l’extrême-droite. Et le titre du spectacle rappelle l’adage qu'en cas de conflit, on est toujours à deux pour danser le tango. N’oublions pas toutefois que ce savoureux texte polonais a été écrit en 1966, dans un contexte bien particulier, par le dessinateur et écrivain Slawomir Mrozek. Pour la petite histoire, avant d’être un artiste critique du régime de son époque, Slawomir Mrozek a d’abord été un stalinien convaincu… Rien n’est jamais noir ou blanc.

"Tango", du Polonais Slawomir Mrozek, à découvrir au Théâtre du Loup, à Genève. [theatreduloup.ch - Carole Parodi]
"Tango", du Polonais Slawomir Mrozek, à découvrir au Théâtre du Loup, à Genève. [theatreduloup.ch - Carole Parodi]

Du théâtre absurde

"Tango" est considérée comme un bijou du théâtre absurde. Un genre où excellaient notamment Ionesco et Beckett. Dans ces pièces, les décisions ou les situations sont toujours aberrantes, comme pouvaient l’être les situations de dictature. A l’époque de "Tango", la Pologne sort tout juste du stalinisme. On y vit un léger dégel, mais Moscou veille au grain et la censure reste présente. Aussi, dans la pièce, quand l’oncle Eugène, partisan de l’ordre et soutien de fiston Arthur, déclame "Tu as le droit de penser ce que tu veux, à condition de penser la même chose que nous", le public de l’époque comprend immédiatement l’allusion au Parti. Le conservatisme d’Arthur est voué à l’échec. Le laisser-aller libertaire des parents intellectuels mérite lui aussi sa punition pour déviance. Et c’est finalement Edek le rustaud, alias le peuple simple et sain, qui va reprendre tout ça en main. Officiellement, la morale est sauve.

En 2019, "Tango" reste d’actualité et il est bon de jouer ce répertoire un peu délaissé dans les théâtres. Les dernières nouvelles livrent même un éclairage supplémentaire sur ce texte avec une Pologne qui vient de plébisciter un parti conservateur ultra-catholique et homophobe. Un bon texte ne signifie toutefois pas un spectacle formidable, hélas.

Pas au-delà de la farce

La charge satirique de "Tango" pourrait être formidable, brutale même. Imaginez un "Tango" secouant le public genevois du Loup dans ses habitudes théâtrales et ses convictions politiques, plutôt à gauche… Mais cette mise en scène ne dépasse pas l’aimable farce. Elle peine à trouver un rythme deux heures durant. Ça crie, ça gueule, comédiennes et comédiens se démènent avec parfois des étincelles de bonheur, mais au final, ce huis-clos en appartement familial symbolisé par un canapé, un meuble mortuaire et deux échafaudages chargés de mobiliers reste mou et surtout flou.

Ni vaudeville électrisé entre parents et enfants, ni brûlot politique sulfureux. Avec en prime un accompagnement musical quasi permanent qui renforce ce sentiment de distance et de monotonie. La promesse était belle, elle n’est pas tenue. Il faudrait sans doute une poigne de fer, "un dictateur, mais gentil", comme disait la maman de Werner Fassbinder, pour remettre ce théâtre en ordre. Je plaisante, bien sûr…

Thierry Sartoretti/mh

"Tango" de Slawomir Mrozek, mise en scène de Sylvain Ferron, Théâtre du Loup, Genève, jusqu’au 20 octobre.

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