Queer, la pop est queer

Grand Format

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Introduction

Eddy de Pretto, Chris(tine and the Queens), Kiddy Smile. Coup sur coup cet automne, trois artistes à succès sortent un album qui parle d’homosexualité et questionne les normes de genre. Pourquoi cette soudaine visibilité? Pourquoi maintenant?

Chapitre 1
"Je" est homo

Souvenez-vous. 1972. Charles Aznavour sort "Comme ils disent", un de ses plus beaux titres. Une chanson bouleversante qui décrit la vie d’un homosexuel entre canaris, quolibets, solidarités travesties et matins solitaires. Le refrain se termine comme un aveu: "Je suis un homo comme ils disent". Aznavour n’est pas gay. Mais diablement courageux. Il ne parle pas de lui mais, sans doute, d’un de ses amis, chauffeur, décorateur. Et homo, comme ils disent.

La chanson, du moins en terre francophone, est peut-être le dernier champ culturel à avoir si peu interrogé les sexualités, à avoir été aussi peu LGBT-friendly.

La "faute" à une culture hip-hop dominante, profondément machiste, quand elle n’est pas homophobe.

Et puis, une chanson, ça n’est pas cantonné à une galerie, ça ne reste pas discrètement planqué sous la couverture d’un livre. Ça circule sur toutes les lèvres, une chanson, ça se partage, c’est impudique, une chanson.

Pourtant, depuis que le rappeur-danseur-DJ Kiddy Smile a été invité à jouer à L’Elysée, c’est comme si le hip-hop et la chanson française se découvraient non hétéronormés – queer, en un mot. Mais qui, comment, pourquoi?

Chapitre 2
Eddy de Pretto: "Je" est comme les autres

AFP - Joel Saget

2018. La semaine où la francophonie pleure Aznavour, Eddy de Pretto, nouveau prodige de la chanson française, qui se produira aux Docks de Lausanne le 8 décembre 2018 et à la Salle des Fêtes de Thônex le 25 janvier 2019, fait sa tournée de promo en Suisse romande.

Sur le plateau de "La Puce à l’oreille", d’emblée, il parle de sa sexualité, aussi naturellement qu’il commenterait ses choix politiques ou la couleur de son blouson beurre frais.

>> A voir: l'émission "La Puce à l'oreille" avec Eddy de Pretto :

Prêts pour de Pretto
La Puce à l'Oreille - Publié le 4 octobre 2018

Eddy de Pretto dit "je". Là où le téléspectateur voudrait voir sa "différence", là où Aznavour racontait une double vie bizarre, il explique aux invités de l’émission qu’il est quelqu’un de normal.

"Normal", c’est d’ailleurs le titre de la plus belle chanson de son album "Cure".

"Normal" a été vu plus de 8 millions de fois. Et "Cure" s’est classé en tête de ventes dès sa sortie. Pour un bon disque, quoi de plus normal?

Sa première chanson à succès, c’est "Kid", une réponse presque naïve à la fameuse injonction "Tu seras un homme mon fils" du poème de Rudyard Kipling. La réplique d'Eddy: "Mais moi, mais moi, je joue avec les filles, je ne prône pas mon chibre… Tu seras viril, mon kid… Virilité abusive, virilité abusive…."

Le reste de l’album parle de dérives nocturnes, de masques à faire tomber mais aussi de cette fameuse normalité revendiquée comme une victoire. "Cure" ne célèbre pas la fameuse "différence" homosexuelle, elle l’abolit.

Quand les normes sont floues, quand les règles sociales sont renversées ou contestées, elles se dissolvent, tout devient la norme, tout est dans la norme. Ce désir de normalité reflète les revendications actuelles – mariage pour tous, adoption, égalité des droits.

Mais elle est loin d’être banale pour quelqu’un qui est né, comme de Pretto, en banlieue parisienne et qui vient du rap. Elle est servie ici par un style musical qui navigue entre plusieurs pôles - hip-hop pour le phrasé et les clips -, alors que le lyrisme mélodique tire plutôt du côté de la chanson.

Au chapitre des genres, Eddy de Pretto travaille aussi à l’abolition des genres musicaux. Ce qui frappe, ce sont les salles pleines à craquer, les billets vendus des semaines à l’avance. Le public normal qui se reconnaît en Eddy.

Chapitre 3
Chris(tine and the Queens): "Je" est tous les autres

Because Music - Christine and the Queens

Chris, son nom est Chris. Après le succès énorme de son premier disque et de ses tournées, Christine and the Queens a biffé une partie de son nom. Reste "Chris", ce diminutif au carrefour de tous les possibles, de tous les goûts, de toutes les identités. De toutes les influences musicales aussi, puisque "Chris", son album éponyme sorti en septembre, sonne autant french-quality que Michael Jackson.

>> A lire : Chris(tine and the Queens), l'ambivalence faite pop star

Dans ses textes, la Nantaise de 30 ans, qui a coupé ses cheveux et sculpté ses abdos de danseuse électropop, parle de son personnage comme d’un carrefour d’influences et de désirs complexes 360°.

Moins frontale qu’Eddy de Pretto, mais claire. Là où de Pretto proclame sa normalité, Chris dissout son avatar tout en télescopant les influences musicales (funky, voire disco, etc.). Comprendre: mon identité n’est plus un drapeau arc-en-ciel que j’agite, mais les vents contraires qui le font claquer et qui le transforment sans fin.

En substance, Chris chante la conquête de toutes les différences, une identité en mouvement perpétuel. Là aussi, sa revendication rejoint celle du grand public, toutes orientations confondues, dont un des rêves les plus partagés, si l’on en croit les rayons des librairies et les pages web, est de pouvoir "changer de vie(s)". A vérifier le 11 décembre à l’Arena de Genève.

Chapitre 4
Kiddy Smile: "Je" et les autres

POOL / AFP - CHRISTOPHE PETIT TESSON

Kiddy Smile est né Pierre-Edouard Hanflou, dans un HLM de Rambouillet où il a grandi avec sa mère camerounaise. Il commence par danser (hip-hop), se produit même dans un clip de George Michael, devient styliste dans le show-business, DJ, producteur.

Il vient de sortir son premier album, cet automne, "One Trick Pony", et il est à l’affiche de "Climax", le nouveau film de Gaspar Noé, qui s’inspire en partie des milieux du voguing.

Il a été invité à se produire pour les Macron à L’Elysée, lors de la Fête de la musique. Il est un des protagonistes du voguing francophone, cette gestuelle qui voit les danseurs bouger comme les filles qu’on voit dans "Vogue".

Dans ses chansons mais aussi sur les plateaux de télévision, Kiddy Smile raconte que sa différence, c’est d’abord sa couleur de peau.

Je m’approche d’une vieille dame, elle voit que je suis noir, elle serre son sac à main; puis elle comprend à ma tenue que je suis gay et la voilà rassurée.

Le chanteur Kiddy Smile

Ses morceaux, influencés par la musique de Detroit et de Chicago période 1990, évoquent plutôt le droit à être reconnu et la dureté du regard des autres, quand on est né en banlieue dans une culture et un quartier qui font l’apologie du machisme.

Son clip le plus brillant, "Let a B!tch Know" a d’ailleurs été tourné dans son quartier, non sans déclencher de fortes réactions.

Chapitre 5
Pourquoi maintenant?

Comme tout mouvement culturel, la chanson queer est passée des marges à la lumière, du tabou au succès. Sans doute et pas seulement parce que des précurseurs ont ouvert la voie et qu’ils n’ont pas cessé d’influencer les jeunes générations: David Bowie, Jimmy Somerville avec le groupe Bronski Beat et le titre "Smalltown Boy". De plus, les études de genres et les combats LGBT ont dédiabolisé les sexualités non hétéronormées.

Des pop-stars se sont servies du thème de l’homosexualité pour choquer leur public et attirer l’attention – comme Katy Perry et sa chanson "I Kissed a Girl". Même s’il s’agit là de transgression à but purement marketing, les sexualités non hétéronormées se sont banalisées.

Les pop-stars queer qui assument leurs trajectoires deviennent aussi des modèles de réussite, des exemples de personnes qui ont réussi à choisir leur vie et à la mener à leur guise. Elles incarnent la liberté de choix. Et la liberté de pouvoir changer de choix, d’avoir plusieurs vies.

Enfin, le droit à ne pas subir la norme ni le désir invasif de l’autre est devenu une revendication forte depuis les années 2010. Voir le récent mouvement #Metoo, etc.

Chapitre 6
Le voguing, lutte des classes et faux-cils

AP Photo - Gero Breloer

Le voguing est un autre exemple d’esthétique queer dont on trouve toujours plus de traces dans les clips musicaux. Ce style de danse exubérant et théâtral s’est développé dans les années 1960, à New York, au sein de communautés LGBT non blanches.

Victimes de racisme, les drag-queens d’origine afro-américaine organisent leurs propres soirées. Elles reprennent les poses très maniérées des mannequins vus dans "Vogue", ondulent de façon parodique et de plus en plus virtuose. Ainsi naît le voguing.

Durant une soirée de voguing, des équipes souvent nommées d’après des couturiers ou des marques de luxe, s’affrontent au cours de batailles. Ces rencontres donnent lieu à des ballrooms qui concentrent des éléments queer de l’époque: codes de genres exacerbés, théâtralité, sublimation de l’artifice. Sous la surface brillante, le voguing est avant tout un mouvement politique, antiraciste et émancipateur. Une forme chorégraphiée de revendication de classes.

En 1990, Madonna sort le morceau "Vogue" dont le clip met en scène des figures du voguing de l’époque, et donne une nouvelle visibilité à ce mouvement.

En France, la scène du voguing, actuellement en plein renouveau, est portée par des figures comme Kiddy Smile.

Lors de la Fête de la musique 2018, on l'a vu à L’Elysée avec son équipe chaussée de talons vertigineux et de shorts oversexys, lui-même arborant un t-shirt avec l’inscription "Fils d’immigrés, noir et pédé".

Récemment, une foule de pop-stars ont emprunté au voguing ses figures ou son esthétique, le vidant de sa dimension politique: Lady Gaga dans "Telephone" ou Beyoncé dans "Get Me Bodied".

DJ Kiddy Smile et ses danseurs devant le palais de l'Elysée à Paris lors de la "Fête de la musique" du 21 juin 2018. [Keystone - Christophe Petit Tesson /Pool MaxPPP]