Leonard Bernstein, l’homme qui savait faire aimer la musique

Grand Format Centenaire Bernstein

Leemage/AFP - Marcello Mencarini

Introduction

Né il y a cent ans, le 25 août 1918, dans le Massachusetts, Leonard Bernstein est l’un des plus grands compositeurs américains du XXe siècle. Compositeur de "West Side Story", nul ne fut plus doué que lui pour faire apprécier la musique.

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Au coeur même de la musique

Un samedi matin de 1958 sur la chaîne CBS. Au générique, on voit un flot de parents et d’enfants en habits du dimanche entrer au Carnegie Hall.

Applaudissements nourris. Le maestro s’avance sur scène, détendu, les mains dans les poches. Avec un large sourire, il salue son public comme un vieil ami: "Vous m’avez manqué".

Pendant 55 minutes, dans un mélange de concert et de conférence, Bernstein va expliquer avec enthousiasme, intelligence et fantaisie ce qui distingue une bonne orchestration d’une mauvaise.

Il appuiera ses propos sur une partition géante, reconstituera les impulsions intimes de compositeurs tels que Rimsky-Korsakov, Bach ou Mozart, et fera chanter son public. À la fin de la séance, tout le monde sera convaincu qu'il y a quelque chose d’existentiel dans la musique.

Que signifie la musique? Qu’est-ce que la mélodie? Qu’est-ce que l’humour dans la musique? De quelle marge d’interprétation dispose un chef d’orchestre? Voilà quelques-unes des questions abordées par Leonard Bernstein dans ses "Young People’s Concerts".

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Musicien à multiples facettes

Dans ses explications, il aborde avec naturel des questions complexes de musicologie et de philosophie de la musique, sans jamais perdre de vue la musicalité.

Pour Barbara Balba Weber, médiatrice musicale de Berne, Leonard Bernstein était un orateur de génie dont l’amour de la musique transparaissait à travers chaque geste et chaque parole.

"Sur le plan du contenu et de la didactique, il n’est pas très différent d’un bon professeur de musique en lycée", dit-elle.

Il a une présence incomparable: ce n’est pas seulement un chef face à son orchestre, mais un musicien à multiples facettes, et surtout un homme.

Barbara Balba Weber, médiatrice musicale à Berne.

"Young People’s Concerts"

Les "Young People’s Concerts" de l’Orchestre philharmonique de New York sont la série de concerts pour enfants qui existent depuis le plus longtemps dans le monde. Ils ont été créés en 1924 par le chef d’orchestre Ernest Henry Schelling. Quatre fois par saison, ils abordent un thème spécifique lié au programme actuel de l’orchestre.

De 1958 à 1972, cette série a été dirigée et animée par Leonard Bernstein. La présence extraordinaire qu’il avait sur scène en a fait un triomphe. À partir de 1963, plus de dix millions d’Américaines et d’Américains suivaient à la télévision ce show de 55 minutes.

Bernstein a un jour résumé ses intentions par ces mots: "Si nous nous proposons d’"expliquer" la musique, alors c’est la musique que nous devons expliquer, et pas tout ce fatras de choses extra-musicales qui ne font que la parasiter."

Collection Roger-Viollet/AFP - Roger-Viollet

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La passion d’apprendre

"Lenny" ne laisse pas aux pédagogues le soin d’expliquer la musique: il raconte lui-même l’histoire. Et il réussit ce tour de force: faire toujours le lien avec l’univers de ses jeunes auditeurs – des enfants de 8 à 13 ans.

Pour illustrer ce qu’est la musique symphonique, il se sert de cette image: un arbre qui reste toujours le même arbre malgré le passage des saisons. Pour aborder un prélude de Bach, il le compare à un combat de boxe.

Léonard Bernstein lors d'une répétition le31 août 1989. Pour Bernstein, diriger un orchestre avait toujours une dimension pédagogique. [AFP - JANEK SKARZYNSKI]
Léonard Bernstein lors d'une répétition le31 août 1989. Pour Bernstein, diriger un orchestre avait toujours une dimension pédagogique. [AFP - JANEK SKARZYNSKI]

Et pour expliquer comment la musique impressionniste séduit et flatte tout en douceur, il fait un parallèle avec le moment familial du coucher: un père, dit-il, réussira plus facilement à convaincre ses enfants d’aller se coucher s’il les prend par les sentiments et évoque les draps frais, l’oreiller moelleux et les beaux rêves qui les attendent, que par un "au lit!" sans appel.

Mais même si ces métaphores pouvaient en donner l’impression, les "Young People's Concerts" ne s’adressaient pas uniquement à des enfants, loin de là: le public cible de Leonard Bernstein était bien plus vaste.

J’écris ces conférences pour un collectif intelligent, avide de connaissances et désireux de comprendre.

Leonard Bernstein

Parce qu’il croyait à cette soif naturelle de savoir, il ne doutait pas que les gens l’écouteraient: "Même si je ne peux pas le prouver, je sais en mon for intérieur que tout individu vient au monde avec cette passion d’apprendre."

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Petit-fils de rabbin

Dans le quotidien aussi, Leonard Bernstein avait foi en cette passion d’apprendre, comme le rapportent ses enfants Jamie, Alexander et Nina.

Quitte à leur taper parfois sur les nerfs par cette manie pédagogique. Sa fille aînée, Jamie Bernstein, née en 1952, se souvient: "Il ne pouvait pas s’empêcher de faire le prof!"

Nina, la petite dernière, attribue la conscience messianique de son père à ses origines. Le grand-père de Bernstein était rabbin à Ròwno, sur le territoire actuel de l’Ukraine. Son père avait émigré en 1910 aux États-Unis.

NEW YORK, NY - MAY 09: (L-R) Jamie Bernstein, Alexander Bernstein, and Nina Bernstein attend the Leonard Bernstein at 100 press event at the Stanley H. Kaplan Penthouse at Lincoln Center on May 9, 2017 in New York City. [GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP - Dia Dipasupil]
Jamie, Alexander et Nina Bernstein lors de la conférence de presse à l'occasion des 100 ans de la naissance de Léonard Bernstein, à New York. [GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP - Dia Dipasupil]

"Sa passion des explications vient sans doute de la tradition rabbinique", dit Nina Bernstein. "S’il ne s’était pas voué à la musique, il serait probablement devenu rabbin".

Dans les "Young People’s Concerts", Bernstein se montre spontané, charismatique et très à l’aise. Mais chaque émission s’appuyait sur un script détaillé qui avait été précisément étudié avec le réalisateur et les producteurs de l’émission, et dont la dramaturgie était finement réglée.

Pour tester ses idées et ses scripts, il mettait à contribution ses assistants, mais aussi ses enfants, se souvient Jamie Bernstein: "Nous étions les cobayes de la série."

DPA/AFP - CLAUS FELIX

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"Il s’agit de notes!"

Aujourd’hui, Jamie organise elle-même des concerts familiaux. À l’époque, elle était dans le public des "Young People’s Concerts" au Carnegie Hall et au Lincoln-Center.

Dans la conférence "What does music mean?" ("Qu'est-ce que la musique") de 1958, Bernstein disserte sur la signification de la célèbre ouverture de l’opéra Guillaume Tell, et s’adresse directement à sa fille et au public:

"Jamie, ma fille de cinq ans, qui est assise là-bas en haut, est d’accord avec vous. Quand elle m’a entendu jouer ce morceau, elle a dit: "C’est la musique du film The Lone Ranger!". Je n’aime pas la décevoir, et vous non plus, mais il ne s’agit pas du tout de western. Il ne s’agit que de notes!"

>> A écouter: chronique d'Espace 2 sur le dernier grand entretien accordé par Leonard Bernstein moins d'un an avant sa disparition (1990). :

Leonard Bernstein, 1958. [AFP - The Art Archive]AFP - The Art Archive
Magma - Publié le 3 septembre 2014

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Écouter ou rêvasser?

Dans les retransmissions télévisées, la caméra ne montre que des enfants écoutant attentivement, sagement assis sur leur siège. Jamie Bernstein a des souvenirs quelque peu différents: "Il y avait toujours des enfants qui arrachaient les pages des programmes, faisaient des avions et les lançaient du haut des balcons", raconte-t-elle.

Peut-être en demandait-on un peu trop à ces enfants. Par exemple quand Bernstein parlait sept minutes d’affilée, ou évoquait à toute vitesse la septième mineure du mode mixolydien.

Ce que les "Young People’s Concerts" de Leonard Bernstein avaient de révolutionnaire, c’était l’ouverture d’esprit dont le chef faisait preuve: pour lui, il n’existait aucune hiérarchie entre les genres musicaux, seulement de la bonne et de la mauvaise musique.

Ses concerts pour enfants faisaient donc référence de manière très naturelle à la musique pop et au jazz, ce qui le conduisait par exemple à se servir du titre "I love her" des Beatles pour expliquer la structure des arias dans "Carmen", de Bizet (voir vidéo sur le site de SRF Kultur).

À la télévision, Bernstein paraît spontané, très à l’aise, pourtant, chaque émission était préalablement travaillée dans les moindres détails.

La pop est la seule musique dans laquelle on sent une énergie vitale indomptée, une vraie joie de créer, une tornade d’air frais. À côté, tout le reste paraît tout à coup démodé.

Leonard Bernstein, compositeur, pianiste et chef d'orchestre.

Passer par la musique pop pour amener les enfant vers la musique classique: ce n’était pas une simple tactique de Leonard Bernstein. La pop et le jazz faisaient partie intégrante de sa vie. Pendant son enfance, il avait énormément écouté la radio, pendant ses études à Harvard, il gagnait sa vie comme pianiste de jazz, et plus tard, devenu compositeur, il ne cessa d’intégrer la musique pop à ses œuvres.

>> A lire aussi: Notre Grand format sur "West Side Story" : "West Side Story", du rythme et du swing éternel

"West Side Story", du rythme et du swing éternel

Il est surtout connu pour être le père du musical "West Side Story". Quand on parle de "West Side Story", on pense à "Maria", "Tonight", "America", "I feel pretty". Des titres signés Leonard Bernstein, aux paroles de Stephen Sondheim, passés à la postérité d'abord à Broadway, où ils firent un triomphe, puis dans le monde entier lorsque "West Side Story" est mis en scène au cinéma par Robert Wise et Jerome Robbins en 1961.

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Maître et messager

Cette conviction de l’universalité de la musique, qui abolissait toute différence de valeur entre le jazz, la pop et la musique classique, était très progressiste pour l’époque, explique la médiatrice musicale Barbara Weber.

Bernstein s’adressait toujours à la bourgeoisie instruite, et se mettait en scène comme maître et annonciateur de vérités.

Barbara Balba Weber, médiatrice musicale de Berne.

Sur place, son public se composait surtout d’enfants des classes supérieures. Pour eux et leurs parents, la fréquentation des "Young People’s Concerts" était un symbole de statut social. Les listes d’attente pour les concertes étaient si longues que certains parents inscrivaient leurs enfants dès la naissance.

Mais la télévision lui permettait de diffuser aussi cet enseignement à d’autres catégories de population.

>> A écouter: le portrait de Leonard Bernstein dans "Quai des orfèvres" (1/2 -Espace 2) :

Leonard Bernstein, 1958. [AFP - The Art Archive]AFP - The Art Archive
Quai des orfèvres - Publié le 20 septembre 2016
Getty Images - Erich Auerbach

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Succès télévisé

Quand Bernstein fut nommé directeur de l’Orchestre philharmonique de New York, en 1958, il n’accepta de poursuivre les "Young People’s Concerts" qu’à la condition qu’ils soient diffusés aussi à la télévision. Ce n’était pas par narcissisme, mais par volonté d’atteindre le plus grand nombre.

Leonard Bernstein avait déjà l’expérience télévisuelle nécessaire. Il s’était retrouvé devant la caméra à 35 ans, pour l’émission "Omnibus", un programme éducatif hebdomadaire diffusé sur ABC et CBS, dont il avait créé trois épisodes.

Leonard Bernstein à la tête du London Symphony Orchestra. [Getty Images - Ian Showell]
Leonard Bernstein à la tête du London Symphony Orchestra. [Getty Images - Ian Showell]

Son idée de faire entrer les "Young People’s Concerts" dans les salons américains par le biais de la télévision était bien dans l’air du temps: en 1960, neuf Américains sur dix étaient équipés d’un poste de télévision.

Il y avait trois chaînes, et les responsables de programmes étaient avides de contenus nouveaux. C’est dans sa version télévisée que cette série de concerts est devenue un succès: en raison des taux d’audience élevés, en 1964, les "Young People’s Concerts" (désormais en couleurs) passèrent du samedi matin au prime time du soir. Ils étaient diffusés dans plus de 40 pays, dans certains cas en synchronisation.

Pour sa fille Jamie Bernstein, il n’existe plus rien de tel aujourd’hui. "De nos jours, plus aucune famille ne se réunit pour regarder une émission. Il y a plus d’écrans dans chaque foyer qu’on ne peut en compter sur les doigts des deux mains!"

Même s’il y avait aujourd’hui un autre Leonard Bernstein, l’effet ne serait plus le même, parce que les temps ont changé."

>> A écouter: le portrait de Leonard Bernstein dans "Quai des orfèvres" (2/2 -Espace 2) :

Leonard Bernstein, 1958. [AFP - The Art Archive]AFP - The Art Archive
Quai des orfèvres - Publié le 24 septembre 2016

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Une série qui a fait date dans la médiation musicale

L’explication pure d’un concert est un format qui n'a plus cours dans la médiation musicale. Et qui a carrément disparu des programmes télé.

Aujourd’hui, les concerts familiaux ont une dramaturgie plus complexe, explique Barbara Weber. "Il y a moins de paroles, et on mise plus sur l’interaction et la participation."

American composer, conductor and pianist Leonard Bernstein (1918 - 1990) conducting, circa 1975. (Photo by Erich Auerbach/Hulton Archive/Getty Images) [Hulton Archive/Getty Images) - Erich Auerbach]
Leonard Bernstein, chef d'orchestre et pianiste, en 1975. [Hulton Archive/Getty Images) - Erich Auerbach]

"Bernstein est le seul à parler, les musiciens de l’orchestre sont muets, les spectateurs restent assis - tout cela est dépassé aujourd’hui, comme l’idée que l’auditeur savant serait un meilleur auditeur. Mais Bernstein reste une référence incontournable, et il est rare que dans le monde de la médiation musicale, on rencontre de telles personnalités."

>> A écouter: L'idylle entre Leonard Bernstein et l'Orchestre National de France dans Versus-écouter :

Leonard Bernstein 1971-2 [library of congress]library of congress
Versus-écouter - Publié le 27 août 2018

Et Leonard Bernstein, qu’en pensait-il? Les "Young People’s Concerts" lui permettaient de partager les sentiments que lui inspirait la musique et ce qu’il savait d’elle, ce qui lui a fait dire que cette série de concerts avait été la quintessence de son travail de musicien et de chef d’orchestre.

Une chose est sûre: à travers ces 53 émissions, Bernstein aura incontestablement réussi à rendre la musique classique un peu moins élitiste.