La musique: joie et torture

Grand Format

Leemage/afp - Luisa Ricciarini

Introduction

Les sons peuvent avoir des effets bénéfiques et néfastes, guérir ou rendre fou.

Le lien entre musique et corps

Cela fait plus de 20 ans que la recherche scientifique s'intéresse aux liens entre la musique et notre corps, en particulier notre cerveau.

L’idée que la musique affecte notre organisme existe depuis très longtemps, puisqu'on pensait déjà à la Renaissance que chaque mode, que l’on définit par la place des demi-tons dans une octave, avait un effet particulier sur celui qui l’écoutait.

La musique pour chasser les démons [Selva/Leemage/afp - ©Selva]
La musique pour chasser les démons [Selva/Leemage/afp - ©Selva]

Aujourd’hui, de nombreuses méthodes sont élaborées dans le but de soulager, voire guérir, l’homme de certains de ses maux. Mais la matière sonore peut aussi être utilisée à des fins de souffrance et de manipulation.

La torture blanche

Que la musique cesse!

Lors de la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis s'adonnent à des recherches et expérimentations autour de la manipulation mentale. A l’origine de tout cela: des soi-disant lavages de cerveaux effectués par l’armée coréenne sur des soldats américains.

Des expériences sont menées par le Dr Cameron, président de l’American Psychiatric Association. Beaucoup d’étudiants se portent volontaires pour participer à des expériences où ils sont placés dans un caisson insonorisé, dans l’obscurité totale, libres de sortir à tout moment. Résultat, aucun ne tient plus de 48 heures. Certains ont une impression de dépersonnalisation, d’autres des hallucinations. C’est l’émergence d’une nouvelle sorte de torture: la torture blanche, celle qui ne laisse aucune trace visible.

Dans le même temps, on développe le concept à priori inverse de "saturation sensorielle": on bombarde le prisonnier de musiques passées à un volume extrêmement fort, et ce pendant des heures, jusqu'à ce que le sujet de l'expérience perde sa faculté de penser et n'oppose plus de résistance. Il est prêt alors à avouer n’importe quoi pourvu que la musique cesse.

"A un certain volume, le son engendre une saturation sensorielle, il détruit la subjectivité et peut
induire une régression vers un comportement infantile", dit Suzanne G. Cusick, professeure de musique à l’université de New York et spécialiste de l’usage de la musique dans les guerres actuelles.

Elle n'adoucit pas les moeurs

Concert de Nine Inch Nails en 2017 [GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP - Christopher Polk]
Concert de Nine Inch Nails en 2017 [GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP - Christopher Polk]

Des listes de musiques utilisées dans le cadre de ces interrogatoires "renforcés" ont été dévoilées par les médias et beaucoup de groupes, comme Nine Inch Nails, Pearl Jam ou R.E.M, se sont révoltés contre l’idée que leur musique soit utilisée à des fins aussi inhumaines.

La non-prise au sérieux de ce phénomène, par les médias notamment, a engendré une euphémisation de ce genre de torture par le grand public. Du fait de cette minimisation, et malgré la condamnation par l’ONU, la torture musicale n’est toujours pas interdite, tout comme le waterboarding (simulation de noyade) aux Etats-Unis. Elle a été pratiquée, entre autres, dans les centres de détention de Bagram (jusqu’à sa fermeture en 2014) et de Guantanamo.

Source de maladie

La musique commence là où s'arrête le pouvoir des mots.

Richard Wagner

Si la musique comme instrument de torture est une idée moderne, la musique comme source de maladie ne l’est pas. Platon déjà désignait certains modes musicaux comme contre-productif pour le guerrier. Au 19ème siècle on se met à soupçonner que la musique puisse engendrer de l’infertilité chez les femmes, ou des menstruations trop fortes mettant leur vie en danger.

>> A écouter: "La musique, une source de maladies?" dans Versus-écouter (Espace 2) :

The Road to Guantanamo [wikipedia]wikipedia
Versus-écouter - Publié le 7 décembre 2017

Une autre croyance prend également forme: la musique pourrait être une cause de dégénérescence mentale.

Dans les années 1870, la musique de Wagner commence à être considérée comme l’expression de sa propre dégénérescence latente. De fait, on s’inquiétait qu'elle suscite une surexcitation des nerfs chez ses auditeurs. Ce n’est qu'au tournant du 20 siècle, que cette idée de dégénérescence est rattachée au discours antisémite de l'époque, dans un élan d’opportunisme politique.

Portrait du compositeur allemand Richard Wagner (1813-1883). [AFP - Franz Hanfstaengl]
Portrait du compositeur allemand Richard Wagner (1813-1883). [AFP - Franz Hanfstaengl]

L'arme sonore

Les armes acoustiques font l’objet de beaucoup de fantasme. Au 20ème siècle, la CIA finance des recherches pour essayer d’utiliser le son comme arme non-létale. Beaucoup d’effort et d’argent sont investis dans ces recherches, sans résultats réellement concluants.

>> A écouter: "Le mythe de lʹarme sonore" dans Versus-écouter (Espace 2) :

Lab #6 [Valentin Faure. - Valentin Faure]Valentin Faure. - Valentin Faure
Versus-écouter - Publié le 8 décembre 2017

C’est le scientifique français Vladimir Gavreau qui apporte involontairement sa contribution: il découvre qu’à 100 mètres de son laboratoire, un ventilateur mal réglé émet des ondes sonores très graves, amplifiées par un conduit d’aération, qui engendrent chez ses employés lipothymies, migraines et nausées. Il se met alors à faire des expérimentations avec les infrasons mais à nouveau, la recherche n’est pas concluante. L'infrason se déplaçant en cercle, il est très difficilement dirigeable. Les recherches sont alors abandonnées.

En août 2017 pourtant, le gouvernement américain accusait Cuba d’avoir lancé une attaque sonore sur ses diplomates en poste à la Havane. Une hypothèse peu plausible.

>> Lire aussi : Cuba accuse Washington de mentir sur l'affaire des attaques accoustiques

En effet, il existe trois types d’arme sonore: celles qui émettent des infrasons (fréquence en dessous de 20 Hz), celles qui émettent des ultrasons (au-dessus de 20000 Hz) et celle qui émettent des fréquences médianes mais extrêmement fortes (150db), souvent utilisées dans les manifestations par les forces de l’ordre.

Ce canon à son ne peut en aucun cas être à l’origine des symptômes des Américains, car l’arme aurait été trop aisément identifiable. Les infrasons sont très difficilement dirigeables puisqu’ils se propagent en cercle. Quant aux ultrasons, comme ils ne traversent pas les obstacles, ils ne peuvent être émis qu'à proximité de la cible.

Outil de manipulation

>> A écouter: "Le son comme outil de manipulation" dans Versus-écouter (Espace 2) :

Son comme outil de manipulation [Libre de droit]Libre de droit
Versus-écouter - Publié le 8 janvier 2018

Ah ! J'adore quand vous faites la conversation tout seul, c'est comme la musique de l'ascenseur, c'est extrêmement reposant.

Docteur House

Ah ! J'adore quand vous faites la conversation tout seul, c'est comme la musique de l'ascenseur, c'est extrêmement reposant.

Docteur House

Et Satie inventa la musique d'ambiance

Exemple de musique d'ameublement pour un restaurant
Exemple de musique d'ameublement pour un restaurant

"Nous déjeunions, des amis et lui dans un restaurant. Obligés de subir une musique tapageuse, insupportable, nous quittons la salle et Satie nous dit: "Il y a tout de même à réaliser une musique d'ameublement, c'est-à-dire une musique qui ferait partie des bruits ambiants, qui en tiendrait compte. Je la suppose mélodieuse, elle adoucirait le bruit des couteaux, des fourchettes sans les dominer, sans s'imposer. Elle meublerait les silences pesant parfois entre les convives. Elle leur épargnerait les banalités courantes. Elle neutraliserait, en même temps, les bruits de la rue qui entrent dans le jeu sans discrétion." Fernand Léger, peintre et ami d’Erik Satie.

Erik Satie fait ses premiers pas en matière de musique d’ameublement en 1917, moment où il compose "Carrelage phonique" et "Tapisserie en fer forgé".

A la même époque, les Etats-Unis se lancent dans une industrie musicale où les compositions servent à produire un effet sur l'auditeur, agréable ou désagréable, pour l'inciter à consommer ou produire plus. C’est la naissance de la musique d’ambiance.

Le silence est d'or

Juliette Volcler, journaliste, parle de ces playlists employées dans les usines aux Etats-unis dans la deuxième moitié du 20 siècle: "Les playlists doivent être organisées de façon strictement mathématiques pour toujours stimuler le public, volontaire ou captif, captif dans une usine par exemple, de manière ascendante. Alors, il y a des playlists qui sont faites pour contrer les moments de fatigue des employés, d’autres au contraire qui sont faites pour apaiser les moments supposés d’excitation des employés, tout ça pour qu’il y ait l’humeur la plus stable possible tout au long de la journée. C’est donc l’introduction d’une conception disciplinaire de la musique. "

>> A écouter l'expérience douloureuse d'une vendeuse soumise à la musique :

Témoignage de Katia, une vendeuse agressée par la musique 8h par jour par les hauts-parleurs de son magasin de vêtements pour jeunes
Specimen - Publié le 12 mars 2014

Et comme dernière conséquence de l’envahissement sonore de nos espaces publics : l’établissement de la notion de droit au silence et l’utilisation de cette notion pour augmenter les prix des loyers. Les zones calmes deviennent un argument immobilier et à l’inverse rien n’est mis en place pour protéger du bruit les quartiers populaires.

Défection de l'oreille

Gérard Depardieu ne tarit pas d'éloges. Grâce à lui, il a pu surmonter ses problèmes d'élocution. Alfred Tomatis (1920-2001), médecin ORL français, a mis en place une méthode de rééducation pour vaincre un bégaiement, réapprendre l'orthographe et la lecture, retrouver sa voix, sa mémoire, et mieux gérer ses émotions.

Sa méthode se base sur le postulat que les perturbations dans la voix sont liées à une détérioration de l’oreille et non des cordes vocales. Il est donc possible d’améliorer la voix parlée et chantée par une stimulation neurosensorielle.

Conscient du fait que des fréquences perdues ne sont pas récupérables, Alfred Tomatis fait la distinction entre écoute et audition: certaines fréquences seraient toujours audibles mais l’oreille ne ferait plus l’effort d’aller les chercher. Ainsi, en travaillant l’écoute par un entraînement musculaire, il serait possible de restituer ces fréquences-là. Ses expériences cliniques lui ont montré que son raisonnement était fondé. Il a d’ailleurs travaillé avec des chanteurs professionnels comme Maria Callas.

Maria Callas a travaillé avec Alfred Tomatis [AFP - Marco Bertorello]
Maria Callas a travaillé avec Alfred Tomatis [AFP - Marco Bertorello]

Cette machine nommée "oreille électronique" fonctionne au travers du filtrage de certaines fréquences. La personne s’assied ou se couche, avec un casque à conduction osseuse ainsi qu’aérienne. On lui fait alors écouter du Mozart et du chant grégorien, qui sont filtrés à intervalle pour ne laisser passer qu’un certain nombre de fréquences, et ce pendant une durée bien spécifique.

Au fil de ses expériences, Alfred Tomatis prend conscience que d’autres problématiques que la voix peuvent être travaillées au travers de cette stimulation auditive: l’apprentissage d’une langue étrangère par exemple, certains troubles de l’attention également. En outre, il réalise qu’un travail est possible avec les personnes ayant des traits autistiques.

>> A écouter: "La méthode Tomatis, ou comment apprendre à écouter" dans Versus-écouter (Espace 2) :

Méthode Tomatis [Libre de droit]Libre de droit
Versus-écouter - Publié le 9 janvier 2018

Instrument pédagogique

Créateurs sonores

François et Bernard Baschet [Crédit photo Yves Poinsot]
François et Bernard Baschet [Crédit photo Yves Poinsot]

Qui sont les frères Baschet? L’un est sculpteur, l’autre ingénieur. Le premier était également artiste de variété dans des cabarets, le second facteur d’instrument.

François (1920-2014) et Bernard Baschet (1917-2015) sont les concepteurs d’une famille de structures sonores, construite selon le principe de la vibration interne du métal. Une partie métallique est encastrée dans une autre partie métallique plus large, l’idée étant de percuter la première pour créer des vibrations qui se répandent dans le reste de la structure. Résultat: un son enveloppant, dont la résonance est ample et longue et qui se propage comme une vague.

Apprendre par l'art

L'intérêt est certes musical, mais plus encore social. Bernard et François Baschet ont, dès le départ, désiré que le public puisse jouer avec leur travail  (il était même écrit "interdit de ne pas toucher").

Dans les années 1970, ils participent à un projet mis en place par la Fondation Guggenheim à New-York qui consiste en une réflexion sur l’apprentissage à travers des arts (Learning through the arts). L’un des deux frères, Bernard, conçoit alors des versions miniaturisées de leurs structures, adaptées à la taille d’un enfant ou aux capacités moteurs réduites d’une personne souffrant d’un handicap.

>> A écouter :

cedrick boudon [Cedrick Boudon]Cedrick Boudon
Versus-écouter - Publié le 10 janvier 2018

L’Université de Genève possède un de ces instrumentariums pédagogiques constitués de quatorze structures "miniatures". Brigitte Touillier, institutrice, et Nelly Gutman, psychothérapeute et musicothérapeute, expliquent les effets sur les groupes: apprentissage du silence, du respect de soi et de l’autre, dus à la nécessité pour écouter les autres et de s’écouter soi-même, développement de la personnalité, découverte du plaisir de produire un son, de le moduler ou de l’arrêter.

Rééduquer les troubles dys

Que se passe-t-il, en général, quand on entend des accords plaqués par un orchestre fortissimo? On a la chair de poule. C'est une des premières manifestations du lien entre ce que l’on entend et notre cerveau. Car c’est bien lui qui traite les informations auditives que notre ouïe capture.

>> A écouter :

dys [Libre de droit]Libre de droit
Versus-écouter - Publié le 11 janvier 2018

Il semblerait également que la musique aide à développer la capacité empathique du sujet. Probablement parce qu'elle sollicite en même temps de nombreuses ressources, cognitives, motrices, émotionnelles et également sociales.

Mais soyons prudents car une grande partie des études souvent faussée par manque d'uniformisation, notamment sur le milieu social et l'âge.

Le neurologue Michel Habib, conscient de la difficulté de réaliser une étude sans aucun biais, explique que dans des cas de troubles de l’attention, la musique peut agir d’une manière très précise sur le cerveau, sur une partie en particulier, le faisceau arqué, et ainsi rééduquer la source de disfonctionnement. Car il semblerait que l’origine des troubles dys ne réside pas dans une zone spécifique du cerveau, mais dans la connexion entre certaines zones cérébrales.

Une série proposée par Elsa-line Huwyler

Réalisation web: Marie-Claude Martin

RTS Culture, janvier 2018