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"Voyage vers l’espoir", drame de la migration au Grand Théâtre de Genève

"Le voyage vers l'espoir", opéra sur un livret de Káta Weber d’après le film "Reise der Hoffnung" de Xavier Koller présenté au Grand Théâtre de Genève. [GTG - Gregory Batardon]
Voyage vers lʹEspoir / Vertigo / 4 min. / le 28 mars 2023
Au Grand Théâtre de Genève jusqu’au 4 avril, le metteur en scène et cinéaste Kornél Mundruczó porte à la scène le film oscarisé du Suisse Xavier Koller ("Reise der Hoffung", 1991). L’odyssée tragique d’une famille kurde, de l’Anatolie aux Grisons, sur une musique signée Christian Jost.

Les passeurs les ont déposés au pied du col. Un groupe mal équipé, mal habillé, lesté de bagages encombrants. Là-haut, c’est le Splügen, et au-delà, la Suisse, les Grisons. L’automne est bien avancé et la météo s’annonce mauvaise. Très mauvaise même. Neige, brouillard, froid… De quoi se perdre.

Sur le plateau du Grand Théâtre, la montagne est factice, le fond de scène un film et le brouillard se déploie avec une télécommande. Tout de même, l’impression est frappante, angoissante. Cette montagne est assurément dangereuse. Le 14 octobre 1988, un enfant a perdu la vie pour de vrai à proximité de ce col. Il s’appelait Enhas Seyt et avait sept ans. Ce "Voyage vers l’espoir", opéra en création mondiale, c’est aussi et d’abord son histoire. Celle d’un petit garçon qui rêvait du paradis avec ses deux parents venus de la lointaine Anatolie.

"Voyage vers l’espoir", c’est à la base le titre d’un film, signé Xavier Koller. Une odyssée filmée comme un documentaire entre la Suisse et l’Anatolie. Paysages de cailloux, autoroutes interminables, rouleaux de billets tenus par un élastique, cales de bateau, gares de nuit, bagages et passagers entassés dans une camionnette avec au final ce labyrinthe de blanc et de mort. En 1991, le film avait secoué le public et emporté à Hollywood le seul Oscar jamais décerné à un film suisse. Ce film, vous pouvez le trouver ces jours-ci sur le Play Suisse. Il n’a rien perdu de sa force et malheureusement, est encore et toujours d’actualité. Les jumelles des douaniers fouillent encore et toujours les contreforts du Splügen.

"Le voyage vers l'espoir", opéra sur un livret de Káta Weber d’après le film "Reise der Hoffnung" de Xavier Koller présenté au Grand Théâtre de Genève. [GTG - Gregory Batardon]
"Le voyage vers l'espoir", opéra sur un livret de Káta Weber d’après le film "Reise der Hoffnung" de Xavier Koller présenté au Grand Théâtre de Genève. [GTG - Gregory Batardon]

Réalisme magique

"Voyage vers l’espoir", c’est aujourd’hui un opéra signé Christian Jost, compositeur et chef d’orchestre allemand. A la marche taciturne de la famille kurde filmée par Xavier Koller succède une odyssée chantée en français. Le canevas est proche du film, au plus près de la tragédie à quelques détails près. L’opéra n’étant pas le lieu du réalisme (qui chante ses doutes au moment de payer sa traversée à un passeur milanais?), l’opéra emprunte parfois les chemins du rêve et du réalisme magique grâce au livret de Káta Weber et à la mise en scène de son compagnon Kornél Mundruczó.

Kornél Mundruczó vous le connaissez peut-être. Lui aussi est un cinéaste. Hongrois, c’est un habitué de la sélection du festival de Cannes. On lui doit le bouleversant "Pieces of a Woman", "White God" ou encore "La lune de Jupiter", un thriller mystique en pleine crise migratoire à Budapest. Homme de théâtre engagé, il présente régulièrement en Suisse romande les créations brutes de coffre de sa compagnie Proton, ainsi "Imitation of Life" récemment à Vidy-Lausanne. Metteur en scène d’opéra, il a récemment monté dans ce même Grand Théâtre de Genève une "Affaire Makropoulos" qui a marqué les esprits.

Opéra et cinéma en dialogue

"Voyage vers l’espoir" se suit en live et sur écran, faisant habilement dialoguer personnages de chair et images de cinéma, artifices de théâtre (un camion coupé en deux, un monticule de terre ou un bout de bar PMU) et décors naturels filmés. Certaines images sont tournées en direct sur le plateau offrant des gros plans sur la détresse de cette famille kurde jetée sur les routes (le baryton Kartal Karagedik, la mezzo-soprano Rihab Chaieb et en alternance dans le rôle du petit Mehmed Ali, George Birbeck et Ulysse Liechti). Aux images tournées ad hoc pour cette création répondent aussi des archives datant du pic de la crise migratoire suite à la guerre civile syrienne. Sur la scène, ce sont des réfugiés, désormais genevois, qui tiennent les rôles des figurants sur les routes de la migration.

>> A voir: A Genève, le Grand Théâtre propose "Voyage vers l'espoir", un spectacle sur la migration avec des figurants migrants :

A Genève, le Grand Théâtre propose "Voyage vers l'espoir", un spectacle sur la migration avec des figurants migrants.
A Genève, le Grand Théâtre propose "Voyage vers l'espoir", un spectacle sur la migration avec des figurants migrants / 12h45 / 2 min. / le 30 mars 2023

En 2015, la gare de Keleti à Budapest était un vaste camp de réfugiés à ciel ouvert. Kornél Mundruczó s’y trouvait: "Je suis allé sur place filmer avec mon équipe sans savoir à l’époque que nous allions créer cet opéra. Nous y sommes allés parce que c’était un moment historique qui devait être filmé. Un moment important pour notre mémoire commune, pour rappeler aussi les valeurs d’empathie et de morale établies en Europe depuis la Renaissance, la chrétienté et même l’Antiquité grecque. Je pense qu’utiliser ces images aujourd’hui les rend plus fortes encore. Nous ne sommes plus en 2015 et plutôt que la crise migratoire, cet opéra sera sans doute d’abord vu sous le prisme du drame humain et personnel", explique le metteur en scène.

Un paradis de lait et de miel

Dans le film de Xavier Koller, la famille quittait une terre aride et son troupeau de chèvres sur la simple foi en une carte postale décrivant nos Alpes comme un paradis de lait et de miel. Cette même région a été récemment dévastée par le tremblement de terre en février dernier, jetant à nouveau des gens sur les routes.

Sur la scène du Grand Théâtre, la caillasse anatolienne est devenue vaste champ de maïs plutôt fertile. Pourquoi dès lors quitter ces épis bientôt mûrs et s’embarquer dans un pareil voyage? La réponse du metteur en scène est une piqûre de rappel: "C’est un cliché de penser que la migration provient toujours de l’Enfer. Comme enfant de l’Est, je n’apprécie pas trop cette façon occidentale de voir les questions de migration. Vous pouvez voir des splendides champs de maïs et avoir néanmoins beaucoup de raison de vouloir quitter votre pays: politique ou économique. Je peux vous montrer bien des champs magnifiques à l’Est dans des pays misérables. Et ce maïs, on le mange ici."

Thierry Sartoretti/aq

"Voyage vers l’espoir", Grand Théâtre de Genève, jusqu’au 4 avril.

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Critique: "Voyage vers l’espoir" délecte par sa mise en scène mais déçoit par sa partition

Adapté du film suisse du même nom, "Voyage vers l'espoir" est une très bonne transposition: le livret que signe Káta Weber resserre efficacement l’action du film, son texte français est parfaitement intelligible.

Kornél Mundruczó, lui, propose une mise en scène à grand spectacle et l’assume dans les moyens qu’il déploie et les effets produits. Ses visions bluffent le public, qu’il utilise un écran gigantesque en complément de son décor ou des trucages scéniques simples mais efficaces comme des tapis roulants (sur lesquels les personnages marchent sans avancer), de la lumière (le passage entre l’Italie et la Suisse est un décor très carton-pâte mais il devient saisissant de réel par la grâce de l’éclairage) ou encore des transformations (le camion qui se mue en bar louche d'un coup de plateau tournant sur scène). Impressionnant, et toujours en lien avec l’intrigue.

"Le voyage vers l'espoir", opéra sur un livret de Káta Weber d’après le film "Reise der Hoffnung" de Xavier Koller présenté au Grand Théâtre de Genève. [GTG - Gregory Batardon]
"Le voyage vers l'espoir", opéra sur un livret de Káta Weber d’après le film "Reise der Hoffnung" de Xavier Koller présenté au Grand Théâtre de Genève. [GTG - Gregory Batardon]

Si le plateau vocal est très bon, le problème se situe dans ce que le compositeur Christian Jost lui fait chanter: une ligne sans envolées ni relief. Quant à la partition d'orchestre, elle évoque une musique de film peu inspirée et presque toujours illustrative: si un train est à l’écran, la musique imitera le son qu’il produit. Cette partition ne se détache jamais; elle sert toujours l’action au point de lui paraître asservie. Les timbres, enfin, manquent de profondeur ou de subtilité. Orchestralement, ce "voyage" est d'un profond ennui.

La saison dernière, sur un argument somme toute assez similaire, le Grand Théâtre proposait une autre création, "Sleepless" de Peter Eötvös, là aussi dans une mise en scène de Kornél Mundruczó. Mais d’un tout autre calibre musical.

Benoît Perrier