Arno, le bel "idiot savant" du rock flamand

Grand Format Musique

DR - DannyWillems/Believe Music

Introduction

En 1983, Arno Hintjens, alors leader de T.C. Matic, se distingue sur fond de blues-rock bruitiste en chantant "Putain, putain, c'est vachement bien, nous sommes quand même tous des Européens" et permet à sa voix rauque de traverser enfin la frontière belge. Trois ans plus tard, il entame une carrière solo qui va courir jusqu'à son dernier souffle le 23 avril dernier au fil de quatorze albums studio. Hommage à un interprète polyglotte qui derrière ses airs d'"idiot savant" et de "chanteur de charme raté" comme il aimait à le dire a apporté une dimension surréaliste ainsi qu'une belle dose de dérision et de fragilité à la chanson rock francophone.

Chapitre 1
Les années T.C Matic: 1981-1985

Les véritables premiers pas du chanteur belge Arnold Charles Ernest Hintjens, alias Arno et né le 21 mai 1949 à Ostende, sont électriques et bilingues, bien que majoritairement anglophones. Sous le nom de T.C. Matic, sa voix fumée enregistre quatre albums en quatre ans entre 1981 et 1985: "T.C. Matic", "L'apache", "Choco" et "Yé yé".

Malgré un premier groupe éphémère baptisé Freckle Face en 1972 avant l'épisode Tjens Couter (1973-1975), qui tous deux affirmaient déjà son amour pour le blues (il vénère Robert Johnson, John Lee Hooker ou Sonny Boy Williamson), ce n'est qu'au début des années 1980 que l'aura d'Arno dépasse enfin la frontière franco-belge.

Au sein de T.C. Matic, formation brute de décoffrage rock qui inspirera en Suisse le trio genevois The Young Gods, Arno développe déjà une écriture mi-farfelue mi-crue. En quête d'une identité sonore propre qui ne soit pas une copie de groupe rock anglais ou américain, l'Ostendais cherche avant tout "une caisse de résonance pour la stupidité, pour le mécontentement général, le chômage…", indique Gilles Deleux, l'un de ses biographes.

Un leitmotiv préfigurant l'unification européenne va entre autres valoir à T.C. Matic un beau retentissement. Grâce à "Putain, putain, c'est vachement bien, nous sommes quand même tous des Européens" ("Putain, putain"), Arno va pouvoir entamer sa carrière solo en 1986 sous les meilleurs auspices.

Chapitre 2
Les débuts d'une prometteuse carrière solo

DR

Tout n'avait pourtant pas spécialement bien débuté pour Arno qui, dans sa jeunesse en bord de mer du Nord, n'a pas été vocalement gâté, bégayant même dès l'enfance. Un handicap s'effaçant heureusement devant le micro et à la scène, sculptant cette diction saisissante, où poésie farfelue et mots crus se glissent pour conférer à sa prose cette patine aux éclats cabossés, aux langues et accents emberlificotés.

Dès ses premiers albums en solitaire, "Arno" (1986), "Charlatan" (1988) et "Ratata" (1989), la voix rocailleuse et déchirée d'Arno se fait immédiatement identifiable sur des mélodies volontiers lascives et torturées où apparaissent le plus souvent l'accordéon, l'harmonica dont il joue et le piano.

L'harmoniciste devenu chanteur de blues par hasard, qui prétend s'inscrire dans un continuum musical qui va de Lightnin Hopkins à Johnny Rotten en passant par Captain Beefheart et Kevin Coyne, parvient à imposer petit à petit son humour corrosif et sa douce folie. Un style certain souvent éclipsé en parallèle par l'aura de son lointain cousin américain Tom Waits, à qui il ne cessera d'être comparé.

Chapitre 3
La consolidation d'un style singulier

Keystone - Laurent Gillieron

En revisitant Jacques Brel ("Le Bon Dieu") ou en transcendant Adamo ("Les filles du bord de mer") plus tard, Arno va aussi pérenniser en français et en anglais une certaine tradition du rock bastringue, en version plus déglinguée. Tout en alignant quelques titres surréalistes dont il a le secret comme "Tango de la peau", "Mon Sissoyen", "A eux je montre mon derrière" ou "Vive ma liberté".

S'il fallait résumer d'ailleurs la patte d'Arno, elle pourrait se nicher dans le corpus de cette dernière chanson où le couplet-refrain dit: "Je chante une bête chanson à la française/ Avec des mots bêtes et artificiels/ Avec des mots branchés et intellectuels/ Je chante une bête chanson à la française/ Vive ma liberté/ Yeah, yeah, yeah...".

Ce titre, qui figure sur l'album "Idiots savants" enregistré à Nashville et suivant la période de retour aux sources du blues qu'Arno a entrepris avec le groupe Charles et les Lulus (1991-92) en se produisant dans des bars, lui est inspiré par l'écoute du Top 50 où le chanteur belge se rend compte que "toutes ces chansons parlent de n'importe quoi". Il en fait donc une chanson de n'importe quoi, du bruit que fait son cerveau quand il ne pense à rien!

La chanson, couplée à sa reprise rock et habitée de "Les filles du bord de mer", permet à Arno d'obtenir un premier réel succès discographique et met sur orbite sa carrière francophone.

Chapitre 4
"Les yeux de ma mère" illuminent "A la française"

Jusqu'à présent, le répertoire d'Arno n'avait quasiment pas traité de vie sentimentale. Après la rage causée par la marche du monde abordée sur "Water", le chanteur décide de faire parler son coeur qui ressemble à un champ de bataille sur "A la française" en 1995, l'enregistrement aux teintes les plus sombres de son parcours.

Un septième album qui rassemble d'anciens titres en français déjà connus, dont "Le Bon Dieu" de Brel, et des inédits. Parmi eux figure "Les yeux de ma mère", un hommage intimiste à sa mère Lulu qui fredonnait "La mer" de Trenet à la maison en disant "la merde" avec son accent flamand, qui se métamorphose rapidement en hymne à toutes les mamans.

L'intensité inédite des émotions qu'Arno délivre jaillit aussi sur "La danseuse de java", "Tu sais" ou "Elle pense à lui", titre écrit par CharlElie Couture. La débâcle amoureuse lui va comme un gant et Arno parvient à toucher un nouveau public en même temps qu'il assied sûrement sa renommée commerciale et artistique.

Chapitre 5
La salve discographique des années 2000

DannyWillems

Equilibriste titubant de plus en plus au bord de l'abîme, Arno s'apprête à célébrer au printemps 1999 son cinquantième anniversaire ainsi que ses près de trente ans de carrière. Quoi de mieux donc qu'un nouvel album pour marquer le coup. Ce sera "A poil commercial" qui sort fin août 1999 et qui contient à nouveau des chansons plutôt fantasques, après la gravité de "A la française".

Produit par Mario Caldato qui a travaillé avec le groupe de rap américain les Beastie Boys, le disque qui oscille entre rock, chanson baroque ou tzigane remporte un franc succès commercial sans pour autant contenir de chansons vraiment marquantes. Arno s'y auto-congratule en s'en foutant sur "Mon anniversaire", y chante "Je suis sous" ou "Je suis un homme" et s'y distingue en "European Cowboy" et au "lit".

L'enregistrement inaugure toutefois la nouvelle salve discographique studio conséquente d'Arno durant le prochain siècle avec "Charles Ernest" (2002) évoquant les femmes qui ont traversé sa vie, "French Bazar" (2004), "Jus de box" (2007), "Future Vintage" (2012), "Human Incognito" (2015), "Santeboutique" (2019) et l'ultime "Vivre" (2021).

Chapitre 6
Surréalisme et absurdité humaine accentués

DR - Danny Willems

Les albums qu'Arno publie entre 2002 et 2019 vont accentuer la dimension surréaliste de son répertoire tout comme son sens de l'observation de l'absurdité et de la connerie humaine.

Le chanteur belge se plaira à décrire à maintes reprises les cons dans ses chansons. Avec son éternelle gouaille farfelue, blues et rock’n’roll, il deviendra aussi un adepte des slogans ("Le lundi, on reste au lit" ou "I Sold My Soul on MTV" entre autres) et des formules percutantes jouissives ("Vive les saucisses de Maurice", "I’m Just an Old Motherfucker", "une vache qui danse le tango" ou ce "Santé" qui trinque "à la santé des cocus du monde entier").

Ailleurs, sa chanson "Tjip tchip, c’est fini" adapte une expression de sa grand-mère Marie-Louise disant que "les hommes, quand ils jouissent, c’est comme les oiseaux, ça fait tjip tjip et c’est fini!".

Les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse au bord de la mer du Nord vont aussi occuper certains titres plus mélancoliques. Comme dans "Oostende bonsoir" qui ressemble à un tableau nuancé de Spilliaert, son héros en matière de beaux-arts avec James Ensor.

Ses nuits de débauche passées et sa vie de bohème rock'n'roll occupent par ailleurs de nombreuses chansons où Arno retrace ses errances, ivresses et propres conneries ("Lady Alcohol" ou "Court-circuit dans mon esprit").

Mais il serait injuste de cantonner le Belge polyglotte à ces pitreries lexicales et à sa désarmante naïveté. Toujours capable de touchantes ballades tamisées et de profonde fragilité, celui qui a aimé se considérer comme "un chanteur de charme raté" a aussi su faire preuve durant ces vingt-deux dernières années de fragilité, comme sur "Je veux vivre", Qui je suis" ou "Dance Like a Goose".

Chapitre 7
"Vivre", l'ultime requiem

Belga/AFP - Jonas Roosens

Quatorzième et ultime album sous son nom enregistré au côté du pianiste français Sofiane Pamart, "Vivre" constitue le 34e disque tous patronymes artistiques confondus publié par Arno en 2021.

Il y revisite avec une profondeur inédite son répertoire, passé au tamis piano-voix, au vu alors de la situation médicale qui contextualise son enregistrement.

Seule une chanson inédite, "Nous deux", apparaît au côté des treize reprises qui forment ce magnifique chant du signe rauque d'Arno. Requiem ici plutôt d'un vieux loup solitaire que d'un "idiot savant", où sa dérision prend soudain une dimension d'une gravité inouïe.

>> A voir, le sujet du 19h30 sur la mort d'Arno :

Figure de la scène rock, le chanteur belge Arno est décédé samedi des suites d'un cancer à l'âge de 72 ans.
19h30 - Publié le 23 avril 2022