Haendel et l'opéra à Londres

Grand Format Musique

DP

Introduction

L’opéra "Alcina" de Georg Friedrich Haendel, que l'on peut voir actuellement à l'Opéra de Lausanne, a été un immense succès lors de sa création au Théâtre Royal de Covent Garden de Londres le 16 avril 1735. L’occasion de retracer la carrière de Haendel à Londres et d’évoquer les conditions difficiles dans lesquelles il créa ses opéras italiens pendant trente ans dans une capitale où la musique était un marché et l’opéra une entreprise privée.

Chapitre 1
Les débuts d'Haendel à Londres

AFP - ©Luisa Ricciarini/Leemage

"Depuis quelques temps, une race de héros envahit la scène,

Déclamant avec des notes, s’emportant sur toute la gamme,

Exprimant par des airs leur fougue martiale,

Se battant à coups de trilles et expirant en fugues,

Tandis que bercés par les sons et non distraits par l’intelligence,

Calmes et sereins vous vous posez indolemment,

Et, libérés de la grande fatigue qu'engendre la pensée,

Vous écoutez les facétieuses réparties des violons.

Nos auteurs indigènes doivent sonner la retraite,

Et Shakespeare doit se rendre au faible Scarlatti."

Ainsi s’exprime l’écrivain, poète et journaliste Joseph Addison, réagissant à la toute nouvelle mode de l’opéra italien qui séduit la bonne société londonienne en ce début de dix-huitième 18e siècle.

L’arrivée du grand castrat Nicolini en 1708 contribue largement à cette mode: engagé pour chanter dans un opéra d’Alessandra Scarlatti, "Pyrrhus et Demetrius" au théâtre royal de Haymarket, il charme public et critique non seulement parce qu'il chante comme un rossignol, mais parce que son jeu scénique est admirable de dignité et de prestance et qu'il fait passer par toutes les parties de son corps les émotions que traverse son personnage au point que, selon les témoins, un sourd n'a qu'à le regarder pour comprendre.

Très vite, les chanteurs italiens supplantent leurs collègues anglais, soutenus par un orchestre constitué des meilleurs instrumentistes britanniques, français et italiens qui vivent à Londres et, malgré le coût exorbitant des représentations d’opéra, le public aristocratique est prêt à payer le prix pour goûter à ces spectacles si exotiques.

>> A écouter, une chronique de la série "Londres sous les Hanovre" intitulée "Une volière de luxe". Evocation des grands chanteurs et chanteuses italiens qui animent la scène londonienne :

Le soprano Faustina Bordoni et le castra Senesino. Une caricature d'Antonio Maria Zanetti (1679-1767). [DP]DP
Matines - Publié le 24 janvier 2021

L'Italien, une langue sonore

Comme l’écrit l’historien de la musique Charles Burney, qui rappelle que l’Angleterre est le paradis de l'entreprise individuelle et de la recherche du profit: "La musique en Italie est une industrie qui nourrit et enrichit une vaste portion de la population, et il n’est pas plus scandaleux pour un pays mercantile d’importer la musique italienne que d’importer du vin, du thé ou toute autre production venant des parties reculées du monde."

Burney ajoute, pour brocarder les spectacles hybrides qui sont produits à Londres où chaque chanteur s'exprime dans sa langue maternelle et les compositeurs anglais "arrangent" les ouvrages italiens: "Il est de notoriété publique que la langue italienne est plus sonore, plus douce et plus facile à prononcer que toute autre langue moderne, et que la musique en Italie, particulièrement la musique vocale, peut-être pour cette raison, y a été cultivée avec plus de succès qu’ailleurs.

Or, la musique vocale italienne ne peut s’écouter dans les meilleures conditions que si elle est chantée dans sa propre langue et par des Italiens, qui donnent à la langue et à la musique leurs accents et expressions véritables. Il y a autant de raison de souhaiter écouter la musique italienne jouée comme il convient, que pour les amateurs de peinture de préférer un original de Raphaël à une copie."

Sur ces entrefaites, un certain Aaron Hill reprend les rênes du théâtre royal de Haymarket où se donnent les opéras. Londonien né en 1685, passé par la très sélecte école de Westminster, Aaron Hill part pour un long voyage qui le mène à Constantinople et au Moyen-Orient, et rentre à Londres où il s'emploie au théâtre de Drury Lane, avant de passer à celui de Haymarket.

C'est lui qui a l'heureuse idée de commander au jeune Georg Friedrich Haendel, âgé de 26 ans comme lui, son premier ouvrage pour la scène londonienne, le fameux "Rinaldo", en 1711.

Et il est intéressant de lire la préface du livret, dans laquelle Aaron Hill explique sa démarche, produire des opéras italiens qui soient néanmoins anglais: "Les faiblesses que j'ai trouvées, ou cru trouver, dans les opéras italiens qui nous ont été présentés à ce jour, sont les suivantes: 1- Ils ont été composés pour des goûts et des voix différents de ceux des chanteurs et du public de la scène anglaise; 2- Dépourvus des machines et décors qui confèrent une si grande beauté aux spectacles, ces opéras ont été perçus avec un désavantage considérable. Pour remédier en même temps à ces deux inconvénients, j'ai décidé de concevoir un ouvrage qui, grâce à divers incidents et passions, permettra au cadre musical de varier et de montrer son excellence tout en donnant à voir plus de perspectives ravissantes, afin d'apporter à l'ouïe et à la vue un égal plaisir."

Haendel, jeune compositeur accompli

Aaron Hill engage Haendel, qui n'est ni italien, ni anglais, pour composer des opéras italiens à destination d'un public anglais qui va en être friand pendant trente ans, jusqu'en 1741.

Haendel est un jeune compositeur accompli qui a fait ses armes en Allemagne et en Italie. Il connaît les opéras italiens de ses contemporains et les grands chanteurs, il sait également que pour les Anglais la dramaturgie, les décors et la machinerie sont importants, et il livre avec "Rinaldo" un chef-d’œuvre si bien accueilli qu’il va très vite revenir à Londres pour s’y installer, y vivre et y composer pour le théâtre privé et payant de Haymarket, puis pour celui de Covent Garden, opéra séria après opéra séria pendant trente ans.

Chapitre 2
La Royal Academy of Music

©Victoria and Albert Museum, London

Le marché musical londonien est florissant et un bon compositeur peut y prospérer. Haendel abandonne son poste de kapellmeister à la cour de Hanovre et s’installe à Londres dès l’automne 1712. Il compose pour le théâtre royal de Haymarket trois opéras: "Il Pastor Fido", "Teseo" et "Amadigi di Gaula". Mais, faute de moyens, la production d’opéras italiens s’arrête à la fin de la saison 1717 pour reprendre au printemps 1720, grâce à l’initiative de la noblesse qui investit de grosses sommes d’argent dans une compagnie baptisée Royal Academy of Music.

Les actionnaires souhaitent ressusciter l’opéra italien dans toute sa splendeur et répondre aux critères les plus exigeants en matière de voix, de production et de représentation.

Haendel en devient le principal compositeur et part sur le continent en 1719 pour recruter de bons chanteurs: la soprano Margherita Durastanti et le grand castrat Senesino. Mais l’Académie ne saurait se contenter d’un seul compositeur et Haendel est immédiatement mis en concurrence avec deux collègues, Giovanni Bononcini et Attilio Ariosti, l’un venant de Rome, l’autre de Berlin.

Georg Friedrich Haendel. [AFP / Roger- Viollet]
[AFP / Roger- Viollet]

Pendant les neuf saisons que dure l’Académie, vingt-sept opéras sérias sont produits, treize sont signés Haendel, tandis que Bonincini et Ariosti se partagent également les quatorze autres. Parmi les chefs-d’œuvre écrits par Haendel entre 1720 et 1728, on trouve "Radamisto", "Giulio Cesare in Egitto", "Rodelinda", "Admeto" ou "Siroe".

Deux grandes cantatrices rejoignent la troupe, Francesca Cuzzoni et Faustina Bordoni. Le public se presse pour les admirer, très vite des clans se forment et s’affrontent, comme en témoigne Charles Burney: "Elles étaient toutes deux d’excellentes interprètes dans des styles différents; malgré cela, le public refusait d’être satisfait des deux et lorsque les admirateurs de l’une des deux sirènes commençaient à applaudir, l’on pouvait être certain que ceux de l’autre se mettaient à siffler."

Les spectacles d’opéra italien sont très onéreux, les honoraires des chanteurs exorbitants et le capital initial de l’Académie se met à fondre comme neige au soleil.

Le coup de grâce est porté le 6 juin 1727, dernière soirée de la saison, lors d’une représentation d'"Astianatte" de Bononcini à laquelle assiste la Princesse de Galles. Huées, sifflements, miaulements accompagnent les arias des deux cantatrices, on leur lance des oeufs et, exaspérées, la Bordoni et la Cuzzoni en viennent aux mains sur scène, à la grande joie de leurs partisans respectifs.

Ce pugilat fait scandale et l’expérience de la Royal Academy of Music s’arrête. Entre-temps, Georg Friedrich Haendel obtient la nationalité anglaise et devient George Frideric Handel. Lorsque la compagnie est dissoute, en 1728, ses directeurs décident de prêter pour cinq ans tout son matériel – décors, costumes, machines, instruments, meubles – à Haendel et à l’entrepreneur de spectacles Heidegger afin que les deux hommes tentent de remonter une troupe d’opéra, toujours à Haymarket.

>> A écouter, une chronique de la série "Londres sous les Hanovre" intitulée "Haendel rebondit". Ou comment Haendel devient le producteur de ses propres opéras :

George Frederick Handel.
Luisa Ricciarini/Leemage
AFP [Luisa Ricciarini/Leemage]Luisa Ricciarini/Leemage
Matines - Publié le 21 février 2021

Chapitre 3
Le triomphe d'"Alcina"

DP

Haendel repart sur le continent en 1729 à la recherche de nouveaux chanteurs, car Senesino, Faustina Bordoni et Francesca Cuzzoni sont rentrés en Italie. Il écume les maisons d’opéra, en profite pour aller entendre les opéras de Vinci, Giacomelli et Leonardo Leo, s’imprégner de leurs nouveautés stylistiques, et engage une nouvelle troupe, un peu moins prestigieuse que la précédente, mais tout aussi bonne - on imagine mal Haendel choisir des chanteurs moyens, encore moins médiocres.

De son côté, le castrat Senesino accepte de revenir à Londres et Haendel compose pour cette troupe renouvelée sept opéras créés au théâtre de Haymarket entre 1729 et 1734: "Lotario", "Partenope", "Poro", "Ezio", "Sosarme", "Orlando" et "Ariana in Crete". "Lotario" est un échec, "Partenope" est bien accueilli tout comme "Poro", "Ezio" fait un four, mais le succès revient avec "Sosarme" et surtout "Orlando".

C’est tant mieux pour Haendel, car ce dernier a investi une grande partie de son propre argent dans cette vaste entreprise d’opéra et prend de gros risques à une époque où l’on va en prison pour dettes.

Monter des opéras italiens à Londres est une entreprise risquée

Ouvrage après ouvrage, il doit tenter de captiver un public d’aristocrates versatiles et totalement imprévisibles qui n’ont pas conscience de la supériorité de son talent, remettent en question ses exigences artistiques, le trouvent tyrannique et, surtout, ne font guère de différence entre une simple nouveauté et une partition géniale.

Monter des opéras italiens à Londres est une entreprise risquée et si le roi George II, la reine et les princesses élèves de Haendel, versent fidèlement leur contribution, il y a également de mauvais payeurs si haut placés qu'il est impossible de leur demander quoi que ce soit.

Lorsque le bail de cinq ans du théâtre de Haymarket arrive à son terme, Heidegger quitte le navire, laissant Haendel dans la difficulté et une compagnie rivale s’installe dans les lieux. Mais Haendel est un homme obstiné: il se tourne vers John Rich qui vient de prendre la direction d’un tout nouveau théâtre, Covent Garden, qui a ouvert ses portes en 1732, passe un accord avec ce dernier et crée une nouvelle série d’opéras entre 1735 et 1737: "Ariodante", "Alcina", "Atalanta", "Arminio", Giustino" et "Berenice".

"Alcina" se déroule sur l’île enchantée de la magicienne Alcina et offre l’occasion de scènes exotiques et spectaculaires propres à séduire un public qui adore être surpris.

Tout irait bien pour Haendel s’il avait l’exclusivité de l’opéra italien à Londres. Mais il doit dès 1733 faire face à une concurrence féroce, celle de l’Opéra de la Noblesse.

Chapitre 4
L'opéra de la Noblesse

Leemage via AFP

Le roi George II et son fils aîné le Prince de Galles, futur George III, ne s’entendent ni sur le plan personnel ni sur le plan politique. Quant à Haendel, fidèlement défendu par le roi, il s’est fait de solides ennemis.

On lui reproche d’être trop gourmand et de programmer trop ses propres opéras au détriment de ceux des compositeurs italiens. Les chanteurs italiens se plaignent, quant à eux, des manières autocrates de Haendel et du tort que porte à leur carrière le fait de chanter un répertoire trop limité.

La résistance s’organise sous la houlette du Prince de Galles et des aristocrates opposés au roi et à la politique de son ministre Walpole. Ils créent en 1733 une compagnie rivale, l’Opéra de la Noblesse, dont le compositeur attitré est italien et fort talentueux, Nicolò Porpora.

Ils débauchent tous les meilleurs chanteurs de Haendel, Senesino et la basse Montagnana, font revenir à Londres la Bordoni et, surtout, ils réussissent à engager le plus grand castrat de l’époque, Carlo Broschi dit Farinelli.

>> A écouter, une chronique de la série "Londres sous les Hanovre" intitulée "L’opéra de la Noblesse". Une entreprise destinée à concurrencer Haendel avec des ouvrages composés par des Italiens :

Le castra italien Carlo Farinelli (Carlo Broschi) 1705-1782. [Leemage via AFP]Leemage via AFP
Matines - Publié le 28 février 2021

Une guerre entre deux compagnies

Les deux compagnies vont se livrer une lutte sans merci pendant cinq ans. Haendel, dépossédé de ses meilleures voix, fonce sur le continent et revient avec le grand castrat Carestini dont Charles Burney nous dit que "c’était un acteur très vivant et très intelligent, grand, beau, majestueux, capable de mettre beaucoup d'enthousiasme dans sa composition, doté d’une imagination fertile, au goût très sûr et aux embellissements judicieux. Il manifestait une grande agilité dans l’exécution de difficiles divisions de poitrine, de la manière la plus articulée et la plus admirable."

Malgré toutes ces qualités, Carestini ne peut rivaliser avec Farinelli qui attire toute la bonne société à Haymarket et les opéras de Haendel ne soulèvent plus autant d’enthousiasme depuis que le public a découvert les ouvrages de Porpora et de ses collègues Hasse, Broschi, Veracini ou Giacomelli.

Et puis, Carestini est capricieux. L’air tout simple "Verdi prati" dans "Alcina" ne lui plaît pas parce qu’il manque d’artifices. Haendel, qui connaît les lubies de ces enfants gâtés que sont les chanteurs de son époque, n’y va pas par quatre chemins: il traite le castrat de brute et le menace de ne pas le payer s’il ne chante pas l’air en question! Carestini chante, tout le monde l’admire, Haendel le paye et… Carestini rentre en Italie fin 1735. Catastrophe pour le compositeur qui perd son plus grand chanteur.

Pendant ce temps, sans grand discernement, l’Opéra de la Noblesse monte des ouvrages insipides de Veracini, tels "Adriano in Siria". Commentaire de Lord Hervey: "J’ai bâillé pendant quatre heures à l’opéra le plus terne et le plus long que la noble ignorance de nos actuels gouverneurs musicaux ait jamais infligé à un public anglais."

Le résultat de cette rivalité entre l’Académie de Haendel et l’Opéra de la Noblesse ne se fait pas attendre; en 1737, les deux font faillite.

>> A écouter, une chronique de la série "Londres sous les Hanovre" intitulée "Une lutte sans merci". L’académie de Haendel et l’opéra de la Noblesse, à force de rivalité, finissent par faire faillite :

Carestini aus Marriage A la Mode 4, The Toilette   William Hogarth
Matines - Publié le 14 mars 2021

Haendel, au bout du rouleau, malade, presque ruiné, part en cure à Aix-le-Chapelle, revient, écrit encore quatre opéras: "Faramondo", "Serse", "Imeneo" et son ultime opéra "Deidamia", qui fait un four en 1741.

Haendel ne compose plus d’opéras; il va néanmoins réussir à conquérir le cœur des Britanniques en se tournant vers l’oratorio dont il va devenir un grand maître, mais c’est une autre histoire…

L'opéra "Alcina" d'Haendel à l'Opéra de Lausanne. [Opéra de Lausanne - Jean-Guy Python]Opéra de Lausanne - Jean-Guy Python
Passé composé - Publié le 8 mars 2022