"Depuis quelques temps, une race de héros envahit la scène,
Déclamant avec des notes, s’emportant sur toute la gamme,
Exprimant par des airs leur fougue martiale,
Se battant à coups de trilles et expirant en fugues,
Tandis que bercés par les sons et non distraits par l’intelligence,
Calmes et sereins vous vous posez indolemment,
Et, libérés de la grande fatigue qu'engendre la pensée,
Vous écoutez les facétieuses réparties des violons.
Nos auteurs indigènes doivent sonner la retraite,
Et Shakespeare doit se rendre au faible Scarlatti."
Ainsi s’exprime l’écrivain, poète et journaliste Joseph Addison, réagissant à la toute nouvelle mode de l’opéra italien qui séduit la bonne société londonienne en ce début de dix-huitième 18e siècle.
L’arrivée du grand castrat Nicolini en 1708 contribue largement à cette mode: engagé pour chanter dans un opéra d’Alessandra Scarlatti, "Pyrrhus et Demetrius" au théâtre royal de Haymarket, il charme public et critique non seulement parce qu'il chante comme un rossignol, mais parce que son jeu scénique est admirable de dignité et de prestance et qu'il fait passer par toutes les parties de son corps les émotions que traverse son personnage au point que, selon les témoins, un sourd n'a qu'à le regarder pour comprendre.
Très vite, les chanteurs italiens supplantent leurs collègues anglais, soutenus par un orchestre constitué des meilleurs instrumentistes britanniques, français et italiens qui vivent à Londres et, malgré le coût exorbitant des représentations d’opéra, le public aristocratique est prêt à payer le prix pour goûter à ces spectacles si exotiques.
L'Italien, une langue sonore
Comme l’écrit l’historien de la musique Charles Burney, qui rappelle que l’Angleterre est le paradis de l'entreprise individuelle et de la recherche du profit: "La musique en Italie est une industrie qui nourrit et enrichit une vaste portion de la population, et il n’est pas plus scandaleux pour un pays mercantile d’importer la musique italienne que d’importer du vin, du thé ou toute autre production venant des parties reculées du monde."
Burney ajoute, pour brocarder les spectacles hybrides qui sont produits à Londres où chaque chanteur s'exprime dans sa langue maternelle et les compositeurs anglais "arrangent" les ouvrages italiens: "Il est de notoriété publique que la langue italienne est plus sonore, plus douce et plus facile à prononcer que toute autre langue moderne, et que la musique en Italie, particulièrement la musique vocale, peut-être pour cette raison, y a été cultivée avec plus de succès qu’ailleurs.
Or, la musique vocale italienne ne peut s’écouter dans les meilleures conditions que si elle est chantée dans sa propre langue et par des Italiens, qui donnent à la langue et à la musique leurs accents et expressions véritables. Il y a autant de raison de souhaiter écouter la musique italienne jouée comme il convient, que pour les amateurs de peinture de préférer un original de Raphaël à une copie."
Sur ces entrefaites, un certain Aaron Hill reprend les rênes du théâtre royal de Haymarket où se donnent les opéras. Londonien né en 1685, passé par la très sélecte école de Westminster, Aaron Hill part pour un long voyage qui le mène à Constantinople et au Moyen-Orient, et rentre à Londres où il s'emploie au théâtre de Drury Lane, avant de passer à celui de Haymarket.
C'est lui qui a l'heureuse idée de commander au jeune Georg Friedrich Haendel, âgé de 26 ans comme lui, son premier ouvrage pour la scène londonienne, le fameux "Rinaldo", en 1711.
Et il est intéressant de lire la préface du livret, dans laquelle Aaron Hill explique sa démarche, produire des opéras italiens qui soient néanmoins anglais: "Les faiblesses que j'ai trouvées, ou cru trouver, dans les opéras italiens qui nous ont été présentés à ce jour, sont les suivantes: 1- Ils ont été composés pour des goûts et des voix différents de ceux des chanteurs et du public de la scène anglaise; 2- Dépourvus des machines et décors qui confèrent une si grande beauté aux spectacles, ces opéras ont été perçus avec un désavantage considérable. Pour remédier en même temps à ces deux inconvénients, j'ai décidé de concevoir un ouvrage qui, grâce à divers incidents et passions, permettra au cadre musical de varier et de montrer son excellence tout en donnant à voir plus de perspectives ravissantes, afin d'apporter à l'ouïe et à la vue un égal plaisir."
Haendel, jeune compositeur accompli
Aaron Hill engage Haendel, qui n'est ni italien, ni anglais, pour composer des opéras italiens à destination d'un public anglais qui va en être friand pendant trente ans, jusqu'en 1741.
Haendel est un jeune compositeur accompli qui a fait ses armes en Allemagne et en Italie. Il connaît les opéras italiens de ses contemporains et les grands chanteurs, il sait également que pour les Anglais la dramaturgie, les décors et la machinerie sont importants, et il livre avec "Rinaldo" un chef-d’œuvre si bien accueilli qu’il va très vite revenir à Londres pour s’y installer, y vivre et y composer pour le théâtre privé et payant de Haymarket, puis pour celui de Covent Garden, opéra séria après opéra séria pendant trente ans.