Fumee bleue et jaune. [Depositphoto - Wavebreakmedia]
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Les paradis artificiels des compositeurs de musique classique

- Dans son essai "Les paradis artificiels" paru en 1860, le poète Charles Baudelaire s’interrogeait sur la relation qui existe entre les drogues et la création poétique. Pour lui, le véritable poète n’a pas besoin de moyens artificiels pour trouver l’inspiration.

- Et pourtant, à toutes les époques, de nombreux artistes ont eu recours à des stupéfiants et à des substances psychotropes pour trouver leur inspiration.

- La musique classique, univers de prime abord plutôt policé, n'a pas échappé à ce phénomène. On y trouve des compositeurs et compositrices addicts, des oeuvres composées sous l'emprise de stupéfiants de toutes sortes et également des oeuvres qui font allusion à la drogue.

- Tour d'horizon avec huit compositeurs et compositrices qui se sont laissés tenter par les paradis artificiels.

Sujet radio: Catherine Buser pour l'émission "L'Oreille d'abord" diffusée sur Espace 2

Adaptation web: aq

Je ne comprends pas pourquoi l’homme se sert de moyens artificiels pour arriver à la béatitude poétique, puisque l’enthousiasme et la volonté suffisent pour l’élever à une existence supranaturelle.

Charles Baudelaire dans "Les Paradis artificiels"

Camille Saint-Saëns (1835-1921)

Opium

L’ivresse de l’opium est au cœur de "Nuit persane", une cantate pour deux solistes, choeur et orchestre du compositeur français Camille Saint-Saëns. Une œuvre méconnue qui a été orchestrée entre novembre et décembre 1891 alors que le musicien séjournait à Alger.

Cette cantate trouve son origine dans le cycle "Mélodies persanes" pour voix et piano que Saint-Saëns avait composé sur des vers d’Armand Renaud.

Au fil des poèmes, le compositeur présente les différents états hallucinatoires de l’opiomane et évoque son voyage intérieur par des tournoiements implacables.

Sans que nulle part je séjourne,

Sur la pointe du gros orteil,

Je tourne, je tourne, je tourne,

A la feuille morte pareil;

Comme à l'instant où l'on trépasse,

La terre, l'océan, l'espace,

Devant mes yeux troublés tout passe,

Extrait de "Tounoiement, Songe d'opium" d'Armand Renaud, mis en musique par Camille Saint-Saëns dans "Mélodies persanes"

On imagine volontiers que Saint-Saëns a eu l’occasion en Algérie de fréquenter des fumeries d’opium. A l’époque, cette drogue était légale et de nombreux écrivains occidentaux en consommaient. Baudelaire, Thomas de Quincey, Samuel Taylor Coleridge ou encore John Keats étaient des opiomanes notoires.

Hector Berlioz (1824-1867)

Opium

Hector Berlioz [wikipedia - BNF]
Hector Berlioz [wikipedia - BNF]

Baudelaire évoque longuement les effets de l’opium dans ses "Paradis artificiels". Mais bien avant la parution de cet essai, Hector Berlioz décrit dans sa célèbre "Symphonie fantastique" les hallucinations générées par la consommation de cette fameuse drogue.

On sait de source sûre que le compositeur en consommait lui-même pour l’aider à y voir plus clair, comme il l'avoue un jour à demi-mot dans une lettre à son père: "Je me vois dans un miroir. Souvent j'éprouve les impressions les plus extraordinaires, dont rien ne peut donner une idée... l'effet est comme celui de l'opium."

La "Symphonie fantastique" est sans conteste l’une des pièces les plus hallucinatoires du répertoire classique. Il suffit pour s’en convaincre de relire l’argument du 4e mouvement de la symphonie, la fameuse "marche au supplice":

"Ayant acquis la certitude que non seulement celle qu'il adore ne répond pas à son amour, mais qu'elle est incapable de le comprendre, et que, de plus, elle en est indigne, l'artiste s'empoisonne avec de l'opium. La dose du narcotique, trop faible pour lui donner la mort, le plonge dans un sommeil accompagné des plus horribles visions. Il rêve qu'il a tué celle qu'il aimait, qu'il est condamné, conduit au supplice, et qu'il assiste à sa 'propre exécution'.

Le cortège s'avance aux sons d'une marche tantôt sombre et farouche, tantôt brillante et solennelle, dans laquelle un bruit sourd de pas graves succède sans transition aux éclats les plus bruyants. À la fin de la marche, les quatre premières mesures de l''idée fixe' réapparaissent comme une dernière pensée d'amour interrompue par le coup fatal."

Frédéric Chopin (1810-1849)

Opium

Outre Saint-Saëns et Berlioz, on sait que Frédéric Chopin consommait de l'opium aussi avec passion. Il faut dire que cette drogue était très répandue à l’époque. Dans les années 1900, on comptait près de 25 millions de consommateurs, soit près de 1,5% de la population mondiale.

La première convention internationale de l’opium a été signée le 23 janvier 1912 à La Haye. Le texte ne visait que de façon idéale à interdire outre l’opium, la morphine, la cocaïne et l’héroïne. Il visait plutôt à en interdire la contrebande.

On ne sera donc pas étonné de trouver parmi les musiciens d’innombrables opiomanes. D'une santé fragile, Frédéric Chopin prenait régulièrement cette drogue avec un morceau de sucre pour combattre entre autres les symptômes de sa tuberculose.

Arnold Schönberg (1874-1951)

Opium

On a de la peine à imaginer que les compositeurs de musique classique réussissent à écrire sous l’emprise de l’opium, car pour composer il faut avoir toute sa tête. Et pourtant...

Prenons le cas d’Arnold Schönberg. On sait que l’auteur de la "Verklärte Nacht" en a consommé, notamment durant les années difficiles qui ont suivi la mort de sa première femme. S’il y a trouvé une forme de consolation, l’opium a pourtant certainement ralenti ses facultés créatrices. Plusieurs œuvres, dont un Requiem datant de cette période opiacée, n’ont pas été achevées.

Hildegard von Bingen (1098-1179)

Plantes hallucinogènes

L’opium n’est pas la seule drogue qui ait séduit les compositeurs de musique classique. Les drogues dites naturelles, comme le cannabis ou les champignons hallucinogènes, sont aussi très appréciées. Et leur consommation remonte presque à la nuit des temps.

C’est dans le monastère de Rupertsberg, non loin du petit port de Bingen en Allemagne, que l’on trouve l’une des premières consommatrices de l’histoire de la musique, en la personne de Hildegard von Bingen, moniale bénédictine mystique, visionnaire, qui a été sacrée Bienheureuse de l’Eglise catholique.

Hildegard von Bingen recevant l’inspiration divine, manuscrit médiéval. [CC-BY-SA]
Hildegard von Bingen recevant l’inspiration divine, manuscrit médiéval. [CC-BY-SA]

Du haut de son 12e siècle, Hildegard a beaucoup expérimenté les remèdes à base de plantes. On lui doit l’un des premiers traités d’herboristerie dans lequel elle a répertorié plus de 200 herbes et plantes et leurs effets médicinaux sur le corps humain, les rassemblant dans des volumes épiques pour que les générations futures puissent les découvrir.

Elle aurait même eu des hallucinations à la suite de certaines de ses expériences, mais les spécialistes suggèrent qu'il s'agissait peut-être simplement de migraines.

Elle est aussi l’autrice d’un "Livre des illuminations" dont la lecture pourrait de prime abord nous interroger sur les substances qu’elle a consommées en le rédigeant.

Dans son monastère, Hildegard avait un somptueux jardin qui se partageait entre le potager, le verger et le jardin des simples ou "hortus medicus", dans lequel elle cultivait les plantes médicinales qui entraient dans la composition des médicaments et dans son alimentation thérapeutique.

Parmi les plantes médicinales figurait très certainement le chanvre, dont les propriétés psychotropes étaient très connues. Le chanvre a été largement utilisé au cours de son histoire. Il côtoie l’être humain depuis le néolithique. Mais son usage a été peu à peu réglementé, puis interdit au cours du 20e siècle.

La Monte Young (1935) et Terry Riley (1935) et l'école minimaliste

Canabis et LSD

De nombreux compositeurs étaient accros au cannabis, tout particulièrement au milieu du 20e siècle au sein de l’école dite "minimaliste". Un courant né aux Etats-Unis qui réduit au maximum dans les compositions la succession des événements musicaux et qui utilise fréquemment la répétition de courts motifs évoluant lentement.

Dans son livre consacré aux quatre grands compositeurs minimalistes, John Adams, Philip Glass, La Monte Young et Terry Riley, le musicologue Keith Potter écrit que ces musiciens expérimentent volontiers divers stupéfiants et apprécient tout particulièrement le cannabis.

Dans le cas de La Monte Young, cette consommation de stupéfiants l’aurait amené à découvrir des connexions sous-jacentes dans l'oeuvre orchestrale de Karlheinz Stockausen "Gruppen" et l’aurait aidé à composer son trio pour cordes.

Le compositeur américain Terry Riley, Tokyo 8 Nov 2017. [CC BY 2.0 - Takahiro Kyono]
Le compositeur américain Terry Riley, Tokyo 8 Nov 2017. [CC BY 2.0 - Takahiro Kyono]

Quant à Terry Riley, célèbre pour sa pièce "in C" considérée comme l'oeuvre fondatrice du courant minimaliste, il était aussi fan de trois autres lettres, à savoir le LSD.

Il aurait affirmé un jour que cette drogue était "l'élément moteur du mouvement d'éveil de la conscience" et que la marijuana était une "drogue sœur" de celui-ci. Comme Saint Saëns avant lui, Riley a longuement séjourné au Maroc dans les années 1960 et aurait profité de son année sabbatique pour expérimenter sans retenue tous les hallucinogènes qu’il y aurait trouvés.

Sergei Liapounov (1859-1924)

Hashish

Refermons ce panorama avec une œuvre qui fait directement allusion à une drogue. Il s’agit d’un poème symphonique du compositeur russe Sergei Liapunov, élève de Tchaikovsky et de Rimski Korsakov, intitulé "Hashish".

Dans cette vaste fresque pour orchestre, le compositeur s’inspire du poème éponyme du comte Arseni Golenichtchev Koutouzov (1848-1913), connu notamment pour avoir écrit le texte des "Chants et danses de la mort" (1877), mis en musique par son ami Moussorgski pour évoquer un Orient fantasmé.

>> A écouter, l'émission "L'Oreille d'abord" consacrée aux paradis artificiels des compositeurs de musique classique :

Les Paradis artificiels. [Depositphotos - VadimVasenin]Depositphotos - VadimVasenin
Les Paradis artificiels / L'Oreille d'abord / 86 min. / le 18 janvier 2022